Fabriquer des milieux vivants

- un carnet de l'Aide à la jeunesse de Saki Kogure avec le Foyer l’Aubépine

Rencontrer : la transcendance de l’autre

Les enfants qui viennent à l’Aubépine ont traversé ou sont en train de traverser certaines souffrances dans des rencontres problématiques.

Or qu’est-ce qu’une rencontre ? On utilise souvent ce mot. En grec, Tuché veut dire « rencontre ». La rencontre commence depuis le tout jeune âge. Mais une simple présence physique ou un simple échange verbal n’est pas suffisant pour qu’une rencontre ait lieu. Par ailleurs, la rencontre peut être rendue impossible à cause d’une crainte envers autrui. Accepter la transcendance de l’autre, se laisser être pris et en quelque sorte « habité » par cette présence indicible, cela peut aussi susciter une émotion traumatisante.

La rencontre d’un autre, même attendue, est relativement étonnante, et parfois traumatiquement décevante. C’est très souvent que quelque chose de l’autre, met en boule, nous saisit de peur, ou bien nous pousse à bouger dans tous les sens, d’une façon désordonnée ; dans cette dernière éventualité, nous sommes pris de rage jusqu’à cesser nos ressorts. Dans les deux cas, chacun éprouve alors des tensions très difficiles à tolérer. Heureusement, dans la même rencontre ou avec d’autres personnes, on peut se sentir détendu ou plus relaxé, ouvrant alors ainsi le champ à un vécu paisible et amoureux. En fait, chez les hommes, les liens surgissent d’eux-mêmes, ils poussent sans qu’on y prête attention. La parole surgit et pousse d’elle-même dans une fonction de lien disponible pour s’enlacer avec autrui. La parole construit toujours de nouveaux liens1.

Mais parfois, parler, c’est encore très difficile. Il faut inventer d’autres moyens.

Par exemple, Agathe, la mère de Manu, m’a dit que son fils a un sentiment fort ambivalent envers Shirley, sa référente. Tantôt il l’aime beaucoup, tantôt il l’a haï. La mère m’a dit qu’elle ne comprend pas pourquoi son fils bascule entre ces deux extrêmes.

La première chose que l’on peut voir, c’est qu’il y a une relation de transfert, une relation d’affection que Manu essaie de construire avec sa référente. Mais là où il y a une affection ou un espoir d’amour, on peut aussi observer le chemin intensif de la pulsion. La deuxième chose que nous pouvons dire, c’est qu’il souffre au niveau du contact. Son énergie se renverse dans son contraire : amour-haine. Manu n’a pas encore appris comment il faut transformer son agressivité pour pouvoir aimer.

Manu a un problème de peau – or la peau est l’un des premiers détecteurs des difficultés au niveau du contact. Car c’est la peau qui est la zone de contact avec l’environnement. Il faut également dire que Manu avait un certain problème au niveau de l’appétit au début de sa vie au foyer. Cela veut dire aussi qu’il trouvait difficile de créer un rythme vital (aller-venir de l’appétit) dans son nouvel environnement.

Un après-midi, Manu, Shirley et moi, nous sommes allés rencontrer les chevaux de Shirley. Quand nous nous sommes arrivés, deux grands chiens sont venus nous accueillir. Et puis nous avons rencontré un poulain qui venait de naître. Manu et moi, nous avons aussi observé comment le dentiste vétérinaire a pris soin des dents d’un cheval. Et puis nous avons caressé et brossé un cheval blanc, Coco. Le corps du cheval était étonnamment chaud. Au début, Coco était un peu tendu comme moi et Manu. Mais après 15 minutes de contact, nous nous sommes détendus. Quand nous sommes retournés à l’Aubépine, il y avait plein de gâteaux et de pains dans la cuisine. Les enfants et les éducateurs étaient en train de rigoler. C’était sans doute un grand plaisir de se retrouver après l’école. Manu a dit qu’il a été avec les chevaux. Et puis il a mangé un pain avec un grand appétit, alors qu’il n’avait pas mangé depuis la veille. La rencontre avec les chevaux aide sans doute pour soigner les troubles de contact.

Shirley m’a témoigné que les chevaux, qui sont des animaux extrêmement sensibles, favorisent la rencontre, car non seulement ils comprennent notre état d’âme, mais nous montrent des choses sans faire usage du langage verbal. Si tu as mal au pied, ton cheval peut aussi ressentir cette douleur. Si tu n’es pas présent lorsque tu es à côté de lui, il ne sera pas non plus présent et pourra t’ignorer. Le cheval est comme un miroir fidèle de ton état d’âme. Et puis, les chevaux sont grands, chauds et respirent profondément. Toucher leur corps nous rappelle notre propre rythme vital.

Nous pouvons apprendre des chevaux. En effet, Oury insiste sur l’importance de l’empathie avec les autres, tout en acceptant leur altérité. Les intervenants doivent accepter les autres en tant qu’irréductibles à leur expérience.

Il faut arriver à tenir, en même temps, une distance et une proximité. On ne saisit pas l’existence de l’autre comme on saisit n’importe quoi. Il faut assumer la transcendance de l’autre. Arriver à être au pied du mur de son opacité. La pire des choses, c’est de vouloir rendre autrui transparent2.

La distance et la proximité visent non seulement les rythmes du contact, mais également des questions éthiques. Il faut accepter qu’on ne puisse jamais coïncider avec les autres. Il y a fondamentalement une différence entre soi-même et les autres.

1 François Tosquelles, De la personne au groupe, À propos des équipes de soins, Érès, coll.« Les travaux et les jours », 2003, p. 677, souligné par l’auteur. (version électronique).

2 Jean Oury, « Il faut assumer la transcendance de l’autre », interview recueillie par Elodie Maurot, La Croix, mai 2014 : https://www.la-croix.com/Culture/Livres-Idees/Livres/Jean-Oury-psychiatre-et-psychanalyste-Il-faut-assumer-la-transcendance-de-l-autre-2014-05-19-1152653

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