Fabriquer des milieux vivants

- un carnet de l'Aide à la jeunesse de Saki Kogure avec le Foyer l’Aubépine

Introduction

Le 1er mai 2020, la Communauté Française de Belgique comptait 21.202 enfants pris en charge par les services d’aide à la jeunesse. Parmi eux, 6.535 enfants sont accueillis, soit dans des familles d’accueil, soit dans des institutions. C’est dire que 32 % des enfants vivent l’éloignement de leur milieu de vie1. Ce chiffre nous montre qu’il y a encore de nombreuses familles qui ont besoin d’une résidence et d’un accompagnement pour leurs enfants.

Or, le nouveau Code, de 2018, encourage la prévention pour éviter le placement des enfants2. Le décret privilégie clairement des courtes durées d’éloignement, afin de privilégier l’aide et la protection des enfants dans leur milieu de vie :

L’aide et la protection se déroulent prioritairement dans le milieu de vie, l’éloignement de celui-ci étant l’exception3.

Dans le nouveau paysage de l’aide à la jeunesse, les services d’hébergement s’occupent donc des cas « exceptionnels », tout en étant attentifs à l’aménagement du milieu de vie des enfants (la relation avec leurs familles, la relation avec l’école, etc.). Il faut noter que ce statut exceptionnel du service d’hébergement révèle une figure-limite de la norme et son danger4. Il faut accorder une attention particulière lorsque la loi construit un cadre exceptionnel dans son intérieur, car il est possible que les institutions subissent l’effet d’une normalisation répressive. En effet, les institutions pourraient se transformer en un camp dans lequel on place les personnes jugées « exceptionnelles », c’est-à-dire qui se trouvent en dehors de la normalité5.

C’est dans ce cadre que le Foyer l’Aubépine se retrouve. Celui-ci est un Service Résidentiel Général (S.R.G), qui accueille 15 jeunes âgés entre 3 et 18 ans. Il se situe à Havelange, à la croisée des provinces de Namur, Liège et Luxembourg. C’est un service mandaté par les Services d’Aide à la Jeunesse (SAJ) et les Services de Protection de la Jeunesse (SPJ).

Comme de nombreux services de l’aide à la jeunesse, l’Aubépine ne dispose que de modestes moyens pour construire la meilleure forme possible d’aide aux jeunes et à leurs familles. L’Aubépine essaie de bricoler et de fabriquer des solutions pour répondre aux nombreux défis qu’elle affronte. Elle accueille des volontaires, travaille en réseau avec d’autres services, collabore de près avec les familles, en tant que partenaire institutionnel légitime, tout en se positionnant de façon polémique face aux idées reçues qui disqualifient les parents.

L’Aubépine essaie ainsi, à sa façon, de déjouer la logique de notre société capitaliste, tout en faisant valoir une éthique sensible aux besoins des personnes les plus démunies. Selon la logique capitaliste, chacun doit faire preuve d’autonomie, comme ces bons gestionnaires cherchant à enrichir leur capital. Or, sur la base de cette idée de l’autosuffisance, la société renforce les inégalités sociales, tout en marginalisant les personnes vivant dans des conditions sociales et économiques difficiles. Dans ce contexte, l’aide à la jeunesse peut se voir transformée en quelque chose comme une « boîte noire », où la société placerait une partie de la population qu’elle a du mal à « gérer ». Si nous ne sommes pas vigilants, la biopolitique capitaliste – bureaucratique et technocratique –, visant à gérer la survie de la population, risque de devenir notre principal mode de fonctionnement.

L’équipe de l’Aubépine lutte, au quotidien, contre cette production bureaucratique et technocratique d’un monde déshumanisé. Ainsi, elle ne considère pas que les enfants et leurs familles sont une population à abandonner parce que jugée « anormale ». Les milieux de l’accueil et de l’aide ne sont pas une case dans laquelle on réduit l’être humain à la survie.

Le choix de l’équipe de l’Aubépine consiste à créer un lieu de désir d’existence de chaque acteur. En accordant de l’importance au désir de chacun, l’équipe s’efforce d’éviter que le foyer se transforme en un lieu pour « gérer » la vie. Elle tente ainsi de créer un chemin, en aménageant l’espace d’une résidence humaine, où les enfants et leurs familles peuvent grandir ensemble, se soigner et s’ouvrir au monde.

Toutefois, ce cheminement n’est jamais simple à faire. Depuis l’arrivée du nouveau directeur en 2013, l’Aubépine s’est progressivement transformée. Les membres de l’équipe ont refait les balises, dans le sens où ils ont revu les règles d’or, rediscuté et décidé les nouvelles valeurs de leur pratique. De nombreux chantiers ont été ouverts, ce qui a permis de réaliser de nouveaux projets. Le bâtiment traditionnel de l’Aubépine a radicalement changé : il y a maintenant plusieurs portes d’entrée pour accueillir chaque acteur – les familles, les jeunes, les personnes extérieures… De grandes baies vitrées ont été ouvertes, laissant entrer beaucoup de lumière. En un mot, la maison a pris de la couleur.

L’ambiance sombre d’un « foyer pour enfants placés » n’est plus là. On dirait que l’Aubépine est actuellement une maison joyeuse, dont l’ambiance reflète la réussite des projets déjà réalisés, servant de base pour les nouveaux chantiers de travail. Le réseau des partenaires de l’institution s’est agrandi. La porte s’est ainsi ouverte à l’extérieur pour des volontaires européens, pour des jeunes porteurs de handicap, mais aussi pour de nombreux partenaires nourrissant les mêmes valeurs. L’Aubépine marche, court et lutte pour avancer.

Pour étayer leur pratique dans une réflexion collective, l’équipe de l’Aubépine travaille avec d’autres services de supervision, de formation et de recherche. Depuis 2014, l’équipe collabore avec l’ASBL Réalisation Téléformation Animation (ci-dessous RTA), pour réaliser une série de supervisions. En 2020, Jacqueline Fastrès, directrice RTA, et François Debatty, directeur Aubépine, ont co-écrit deux Carnets de l’Aide à la Jeunesse (Les services résidentiels au moment du confinement : un outil réflexif et Aux confins du confinement), pour prendre position dans les controverses actuelles concernant la pratique et les principes du SRG6. C’est ainsi qu’ils ont trouvé, dans le mouvement de la psychothérapie institutionnelle (François Tosquelles, Jean Oury, Félix Guattari, etc.) et dans la philosophie de l’éducation de Fernand Deligny, une inspiration pour consolider la pratique innovante de l’Aubépine.

Pour présenter brièvement la psychothérapie institutionnelle, on notera que celle-ci est un mouvement théorico-pratique inventé, dans les années 40, par François Tosquelles, un psychiatre catalan réfugié en France, où il a fui le régime de Franco qui l’avait condamné à mort. Il a transformé la façon d’aménager les lieux et les relations dans l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, où il était directeur. Lorsque Tosquelles est arrivé, les malades mentaux étaient attachés à leur lit. À côté de l’hôpital, il y avait également un centre pour enfants orphelins, abandonnés et placés. Les enfants étaient enfermés toute la journée dans une pièce et, devant la porte, deux chiens les surveillaient. Tosquelles a décidé de libérer les enfants et les malades et donner une place au désir de tout un chacun. Ainsi, les malades ont commencé à participer à la vie de l’institution considérée dans son ensemble (gestion financière, participation à diverses activités). Ils ont eu le droit de librement circuler et d’énoncer leurs idées dans les réunions qui étaient organisées.

Les enfants et les malades jouaient ensemble. La porte a été ouverte pour accueillir des personnes extérieures, par exemple les paysans, les réfugiés politiques et les juifs qui ont fui le régime totalitariste de cette époque. De nombreuses rencontres importantes ont eu lieu dans cet hôpital, ce qui lui a donné un visage humain, mais aussi la force de lutter contre le totalitarisme. À partir des années 70, la psychothérapie institutionnelle, en tant que travail de réseau alternatif à la psychiatrie classique, s’est transformée en un mouvement important ayant pour rôle de changer l’ensemble du paysage de la psychiatrie7.

Ce n’est peut-être pas évident de faire un lien entre une résidence pour enfants, comme l’Aubépine, et une résidence pour adultes malades, comme l’hôpital Saint-Alban. On peut aussi dire que la pratique du SRG n’a rien à avoir avec la psychiatrie. Or, il importe de dire que la « psychothérapie institutionnelle » ne signifie pas « faire de la psychothérapie dans une institution ». Mettre en œuvre la psychothérapie institutionnelle, c’est « soigner les institutions en aménageant le milieu et les relations ». C’est ce travail d’aménagement qui est en soi thérapeutique, au sens de prendre soin de. Dans ce sens-là, toutes les personnes qui souhaitent aider les êtres humains peuvent s’inspirer de la psychothérapie institutionnelle.

Si la psychiatrie et les services de « placement » de jeunes sont comme des « boîtes noires », j’aimerais faire l’effort de les transformer en boîtes à outils, afin de construire un rapport de solidarité avec les personnes rendues vulnérables par et dans notre société.

En février 2021, c’est dans la lignée de ce mouvement que j’ai été appelée pour effectuer une observation participative à l’Aubépine, afin de continuer la réflexion sur son expérience dans le sens de la psychothérapie institutionnelle. En effet, l’équipe de l’Aubépine souhaitait entendre les expériences d’autres acteurs (leurs collègues, les enfants et leurs familles, les travailleurs d’autres institutions partenaires…), dans le but de produire un sens commun à leur pratique. Dans la vie d’une institution, il y a des moments où il est important de travailler et choisir des concepts fondamentaux. Le mot « concept » vient du terme latin conceptus, qui signifie « action de contenir, de tenir ensemble ». Il est dérivé du verbe concipere, signifiant « concevoir ». Con (avec)-ce-voir pourrait être entendu comme étant l’effort de se voir ensemble pour contenir les élans, activités et envies de tous les acteurs d’une institution, ceci dans le but de trouver un repère suffisamment solide. L’action et la réflexion ne doivent jamais se séparer : il ne faut pas agir pour agir, il ne faut pas non plus réfléchir comme un pur jeu intellectuel. Réaliser une rencontre dans laquelle il est possible de dialoguer, critiquer et réfléchir ensemble, pour réaliser une meilleure forme d’action tout en acceptant la différence des autres, c’est ça la praxis.

Ce Carnet est le résultat d’une observation participative que j’ai réalisé de février à novembre 2021, à l’Aubépine, en tant que chercheuse de RTA. Le texte n’a pas l’ambition de l’exhaustivité. Il ne se concentre donc que sur certains petits aspects de la vie à l’Aubépine.

Pour effectuer la recherche, j’ai donc choisi la méthode de l’observation participative. Mais il faut préciser qu’il y a différentes attitudes que l’on peut avoir dans le cadre d’une observation participative. J’ai parié sur l’éthique, contre l’attitude colonisatrice de l’observateur « neutre ». Je me suis appuyée sur les principes de la Recherche-action-participative, qui m’a poussée à aller sur le terrain, à vivre avec les acteurs concernés et à produire la connaissance avec eux, grâce à nos expériences partagées. Rappelons que cette méthode de la science sociale est née, dans un contexte latino-américain, de la lutte contre la colonisation du savoir : sentir et penser doivent former un ensemble pour la praxis. Cette connaissance de la praxis est transformatrice, seulement quand elle est vécue dans la pratique, dans le quotidien partagé avec les autres. Cette méthode s’attache à la recherche d’une pratique innovante et émancipatrice et au geste éthique qui parie sur la transformation des relations humaines, dans le sens d’une libération comme effet d’une action collective de co-création de nouvelles conditions de vie8.

La raison de ce choix est simple. Un garçon vivant à l’Aubépine m’a dit le premier jour de notre rencontre « Je n’aime pas parler de ma vie ». Cela signifiait pour moi que la parole ne devait pas être le seul moyen de la recherche. Une heure plus tard, ce garçon est revenu pour me demander d’aller au jardin et de jouer au foot. Nous avons ainsi joué ensemble jusqu’au soir. À ce moment-là, je me suis dit que si je souhaitais comprendre les acteurs de cette institution, je devais faire l’effort de vivre avec eux, sans limiter mon action et mon travail à telle ou telle dimension de la vie (la parole, l’écriture, l’image, l’affectivité, le corps, etc.). Et, surtout, j’ai décidé de m’engager avec les acteurs de l’Aubépine dans une recherche de la praxis. J’ai appris en permanence avec eux à lutter, à leurs côtés, contre la déshumanisation.

Pour construire concrètement le cheminement de la recherche, je me suis également inspirée de la philosophie de Gilles Deleuze, tout en mobilisant, plus précisément, son concept d’« intercesseur »9. Deleuze a été l’un des intercesseurs principaux de la pensée de la psychothérapie institutionnelle. L’intercesseur se définit à la lumière d’une relation créative, dans laquelle les acteurs concernés s’inspirent mutuellement, afin de produire une vérité qui n’existait pas auparavant. Dans ce cadre, les idées se fabriquent grâce aux confrontations de la pensée engagée des intercesseurs.

C’est ainsi que, dans le texte de cette recherche, les acteurs parlent souvent sous forme d’un dialogue, mais aussi s’expriment au quotidien en mobilisant des expressions verbales et non-verbales. Comme dans le cas d’autres relations créatives, mes rencontres avec les membres de l’Aubépine n’étaient pas pavées d’évidences. C’est grâce à l’acceptation de nos trajectoires différentes et l’ajustement perpétuel de nos sensibilités que cette collaboration a été possible. Dans ce sens, l’emploi du « je » au travers de ce texte n’est pas une personne neutre. Mon observation participative, ma parole et mon écriture prennent la forme d’un voyage, libre et engageant, pour devenir chercheuse.

Je tiens ici à remercier tous ceux qui m’ont appris, mais aussi critiquée, avec la curiosité et la joie propre à cette expérience, particulièrement les jeunes et l’équipe de l’Aubépine pour leur engagement dans notre dialogue inspirant et notre apprentissage mutuel.

1 https://www.rtbf.be/info/societe/detail_placements-d-enfants-sont-ils-trop-nombreux-enbelgique?id=10744554

2 Article 1 du Code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse (18/01/2018) : « La politique de prévention est une priorité. L’accent est mis sur la prévention spécialisée en concertation et complémentairement aux autres dispositifs de prévention mis en place au sein de la Communauté française ou dépendant d’autres autorités compétentes ».

3 Article 10 du Code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse (18/01/2018).

4 Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit de l’italien par Marlière Raiola, Paris, Seuil, 1997, pp. 32-33.

5 Idem, pp. 182-183.

6 Jacqueline Fastrès et François Debatty, « Aux confins du confinement » in Carnets de l’AJ publié le 9 juin 2020 : https://www.intermag.be/aux-confins-du-confinement.

7 Cf. Collectif international, Réseau alternative à la psychiatrie, textes recueillis par Mony Elkaïm, Saint-Amand, Union générale d’édition, 1977.

8 Paulo Freire, La pédagogie des opprimés, traduit du portugais (Brésil) par Élodie Dupau et Melenn Kerhoas, Préface d’Inène Pereia, Marseille, Editions Agone, 2021.

9 Gilles Deleuze « Les intercesseurs », in Pouraparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003.

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