Fabriquer des milieux vivants

- un carnet de l'Aide à la jeunesse de Saki Kogure avec le Foyer l’Aubépine

Pourquoi l’Art ?

Dialogue avec Olivier, directeur de Latitude 50 (organisme culturel),
suivi d’une correspondance avec François

Dialogue avec Olivier, directeur de Latitude 50 (organisme culturel)

Faire le pont entre l’art et le social, entre le secteur de la culture et le secteur de l’aide à la jeunesse, est-ce possible ? C’est avec cette question que je suis allée visiter Latitude 50 à Marchin, une résidence pour les artistes du cirque et des arts de la rue. Il s’agit d’un endroit où les artistes peuvent venir, du monde entier, pour y loger et se concentrer sur leur création artistique pendant une ou deux semaines.

Saki : Je suis venue ici pour faire le lien avec la culture et le travail social dans le domaine de l’aide à la jeunesse. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce que le secteur de la culture, en particulier l’art, peut apporter pour comprendre la question de la résidence. En effet, je travaille actuellement en collaboration avec un SRG, d’où la question que je viens de poser. Il y a quelques années, les SRG fonctionnaient selon un modèle assez rigide : les enfants devaient respecter beaucoup de règles, même lorsqu’ils mangeaient. Or ce modèle est en train de changer. Les raisons en sont multiples. La principale, me semble-t-il, est qu’il n’aide pas les enfants à mûrir, au contraire. La proposition de l’Aubépine, pour changer cet ancien modèle, est d’introduire l’art dans la vie de l’institution et des enfants. C’est pour parler sur le rôle de l’art que je suis venue chez vous.

Olivier : Il y a deux choses par rapport à ça. Il y a d’abord le cirque. Et ensuite un lieu multiple, un lieu tiers. Les arts du cirque, j’en suis convaincu, trouvent leur place pour des jeunes autant que le sport et l’artistique. Tous les jeunes peuvent trouver une place dans l’art du cirque. Même ceux qui sont maladroits avec leur corps peuvent y trouver une place par le biais de leur côté créatif, pensons aux personnages clown ou aux personnages de théâtre. Je crois que l’une des forces du cirque, c’est ça. C’est-à-dire que ça permet d’avoir des groupes avec des profils très différents. Je pousse fort l’École, qui est une autre ASBL, pour qu’elle s’ouvre et qu’elle crée des ponts pour avoir cette possibilité d’intégrer dans des groupes des profils qui, peut-être, ne pensaient pas faire du cirque parce qu’ils sont attachés à une image du vieux cirque. Or ici on n’est pas là-dedans. Ce que tu as vu là, c’est une présentation du travail. On accueille régulièrement des chapiteaux aussi. Et de l’extérieur, tu as l’impression que c’est un chapiteau de cirque. Sauf qu’une fois que tu y rentres, tu te rends compte que c’est du cirque qui touche au théâtre, à la vidéo, donc qui est très multiple. C’est ce qui permet à chacun de trouver sa place.

Et alors, à côté de ça, il y a un lieu tiers. Nous sommes un lieu dédié à l’art du cirque et de la rue, mais qui touche le social, la culture, la formation aussi. Donc ici il y a des gens d’horizons très différents. Pour prendre un exemple concret, il y a l’atelier décor. Ce projet est né il y a quelques années avec Albert Deliège, qui est directeur d’un centre d’insertion socio-professionnelle qui avait cette formation technique dans le domaine du bâtiment. En fait, il avait du mal à trouver des stagiaires, parce que ce n’était pas très concret. Alors on s’est rencontrés et on a eu l’idée de se renforcer mutuellement et de dire transformons la formation « métier technique » (apprendre la soudure) en travaillant sur des projets de compagnie en création. Là, c’est un bon exemple de décloisonnement des publics, avec des gens qui ne peuvent pas avoir le diplôme d’humanités supérieures, donc qui sont liés à un processus de formation liée au FOREM, qui travaillent pour des artistes et qui voient un truc concret à la fin : c’est qu’une fois que le décor est réalisé, il y a le spectacle, ce qui est très valorisant. Ça c’est, je crois, un bon exemple de lien entre le social et la culture. Un lien, il faut le dire, à créer, à réaliser.

Saki : Selon toi, c’est quoi la « résidence » ? Et pourquoi la résidence dure une ou deux semaines, mais pas plus ?

Olivier : Alors une semaine ou deux, c’est parce qu’on a trop de demandes. Mais il faut dire aussi qu’une semaine c’est trop court. L’idéal c’est deux semaines. Trois c’est trop. Par rapport à la réalité du lieu, c’est important que ça bouge aussi. Pour l’équipe, pour la dynamique, on est dans un lieu très reculé. C’est l’extérieur qui nous amène le changement.

Saki : Tu voyages sans voyager.

Olivier : Voilà.

Saki : Tu peux revenir sur la question de la résidence ?

Olivier : Nous, on est identifiés au logement. C’est-à-dire que les compagnies qui viennent créer ici ne peuvent pas occuper la salle sans dormir sur le lieu. Alors on le fait parce qu’on est un peu reculés. Mais on le fait aussi pour la vie du lieu. Les premières qu’on a accueillies, il y a très longtemps, très souvent nous disaient « une semaine de résidence ici » : donc on crée, on parle spectacle, on dort, on parle spectacle. Ils disent « une semaine de résidence hors des soucis quotidiens ». On sait que si les gens viennent, ils ne vont pas faire des allers-retours. Donc on s’est d’office dit « il faut du logement ». Par contre la résidence a fort changé il y a deux ou trois ans. À l’époque c’était du logement, la salle et du soutien (il y a une boîte à outils pour soutenir la création). Et il y a deux ans, on a organisé le co-working, qui est l’espace partagé ici. Et parallèlement à ça, il y a le bar à midi. Avant ça, ce lieu était vide durant la semaine. Et depuis on a lancé le bar à tartines. Et ça veut dire que c’est un moment où on sait qu’on croise les artistes en résidence avant de les croiser au bureau. Donc il y a un autre espace possible. Tout ça pour dire aussi que la résidence, ce n’est pas uniquement une mise à disposition de l’espace. On essaie aussi de créer des moments où la rencontre est possible. D’ailleurs, la porte du bureau est toujours ouverte. Et c’est important. On est tout à fait accessibles. Mais si vous passez, vous faites quand même la démarche, vous traversez quelque chose. En tout cas, on a fort réfléchi pour que le lieu soit le plus ouvert possible et pour qu’on ne soit pas juste entre nous, ceux qui sont déjà convaincus.

Saki : C’est très intéressant parce que dans l’aide à la jeunesse, pour innover le lieu de vie des enfants « placés », on s’appuie sur ce qu’on appelle « résidence partielle ». C’est dire qu’un SRG est une résidence justement ouverte, connectée à d’autres institutions, de sorte que les enfants puissent circuler et articuler les différents lieux de leur vie. Un SRG est donc à la fois une maison qui a ses habitudes et un espace ouvert à des partenaires institutionnels. En effet, ce qui manque aux enfants, ce n’est pas uniquement le côté matériel (ce qui est évidemment important), mais aussi les occasions car, assez souvent, ils sont enfermés dans une seule institution.

Olivier : Tu parles d’ouverture et d’occasions. C’est important. Ici c’est la multitude d’occasions et de propositions. S’il n’y avait que l’équipe de Latitude 50 et les artistes, ça m’embêterait très fort. Le choix de notre équipe est d’essayer de diversifier. Il faut faire l’effort de ne pas trouver que des gens qui connaissent déjà le cirque ou la culture.

Saki : Au Japon, j’ai eu l’impression que le cirque c’est de l’élite. Chez nous, le cirque n’a pas ce côté social ouvert à toutes les couches d’un pays. Chez nous, le cirque est élitiste parce que c’est comme ça qu’il nous est arrivé de l’Europe. Du coup, au début de ma recherche, quand le directeur de l’Aubépine m’a dit de vous rendre visite, j’ai dit « non, je ne vais pas y aller ! ». Car justement je refuse l’élitisme. Or ici c’est tout autre chose.

Olivier : Oui on est dans un truc très modulable et participatif. On est dans quelque chose qui casse les codes du cirque d’avant.

Saki : Pour moi c’était une belle surprise.

Olivier : Ici dans le village, le fait d’amener un lieu comme ça, il était super important qu’il y ait ces moments d’ouverture vers les publics. C’est comme ça que je vois notre école du cirque qui a pour rôle de toucher les enfants qui parlent à leurs parents, à leurs tantes, à leurs grands-parents, etc. C’est donc un élément très important pour s’ouvrir au public.

Saki : Quand tu disais « nous sommes entre convaincus », tu parlais de quelle conviction ?

Olivier : Du fait que l’art est important. Or il y a plein de gens qui s’en foutent. Avec le covid, l’art était non-essentiel. Dans le journal Le Soir, ils ont fait une liste et nous, l’art, on était en 10ème position sur une liste de 15. Avant, il y avait le restaurant, le sport, … etc. et puis tu avais la culture.

Saki : Puisqu’on en parle, tu pourrais me dire ce qu’est l’art pour toi ? Pourquoi est-il important ? D’ailleurs, tu as fait du cirque ?

Olivier : J’ai eu une compagnie pendant 13 ans. On avait un duo de jonglerie. J’ai fait l’Académie des arts du cirque, c’était il y a 20 ans. Les choses ont fort évolué. Le cirque de l’époque n’était pas le cirque d’aujourd’hui au niveau de la performance. Moi, l’art que j’ai envie de défendre, c’est l’art qui décloisonne, qui fait rencontrer les gens. Mais « faire rencontrer » les gens qui sont les mêmes m’embête un peu.

Saki : Je pense aussi que parler à un artiste au conservatoire royal c’est une chose et rencontrer un artiste ici c’est tout à fait autre chose. Ici, les gens de la rue peuvent venir et rencontrer les artistes.

Olivier : Oui. Quand j’avais ma compagnie, on jouait dans la rue. J’ai envie de ça. Le cirque en salle, dans une boite noire, il existe et c’est important, mais ce n’est pas ce que je préfère.

Saki : À l’Aubépine, ils essaient d’amener beaucoup d’art. Mais il y a beaucoup d’enfants qui disent « ça, ce n’est pas pour moi, parce que j’ai peur de faire des bêtises ». Or quand on dit cirque, je crois que c’est autre chose.

Olivier : Il y a une compagnie : tu entres dans leur truc et quand tu vois ce qui s’y passe, tu ne mettrais presque pas le mot cirque dedans, tellement il y a un univers spécifique. Ils gardent le mot cirque, parce que s’ils mettaient « théâtre », beaucoup de gens refuseraient d’y aller. Ils touchent un public parce qu’ils s’appellent « cirque ». Et le public s’attend à voir un cirque comme dans notre imaginaire commun. Mais ensuite ils tombent sur quelque chose qu’ils n’ont jamais vu.


Une correspondance avec François

Salut Saki,

il y a chez moi tout un côté cirque-musique-secteur artistique, qui est très relié à l’énergie de la scène cirque et musique de rue. Mais tout ce côté-là, je ne t’en parle pas trop ici. Je ne peux juste pas t’écrire les liens avec le côté résidence sans assumer. Par exemple, j’y suis déjà allé en résidence avec des jeunes en monocycle, quand j’étais « formateur de cirque », et nous avions un spectacle itinérant en monocycle avec une caravane et on avait dormi là-bas.

Tu sais que j’ai du mal à accepter les cases, mais je connais leur intérêt et le besoin que nous avons nous les humains de ranger, de caser, etc. Mais personnellement, j’accepte mal ces limites que nous construisons nous-mêmes dès lors qu’elles créent – alors qu’elles sont des illusions – des rejets, ou des difficultés pour quelqu’un, alors qu’elles sont créées pour nous aider.

Mais je n’aime pas qu’on me range comme quelqu’un qui n’a pas de limites. Ni comme quelqu’un qui n’est que limites. J’aime le trajet entre les deux. Savoir construire des limites avec les autres et en comprenant ensemble pourquoi on les construit, savoir aussi dépasser ou enfreindre les limites, avec les autres et en comprenant ensemble pourquoi on le fait. Je n’aime pas trop quand j’entends « Est-ce que vous savez mettre le cadre ? il faudrait un peu plus « cadrer », « resserrer la vis ». Je trouve que le cadre c’est l’accueil de l’autre tel qu’il est, ce cadre-là doit être clair et inconditionnel. Le reste ce sont des illusions dans lesquelles on voyage, mais quand les illusions deviennent le cadre, alors on en oublie que l’important c’est l’accueil de l’autre. Je trouve.

Et donc une case qui me touche particulièrement, c’est celle des « artistes ». Bien plus que celle des « directeurs ». Parce que là aussi c’est une illusion, une limite qu’on crée. Mais si certains pensent alors qu’ils ne sont pas artistes, alors pour eux c’est dommage parce que plus jamais ils ne se donnent la possibilité d’essayer. Ou alors « moi je ne sais pas dessiner »… ça pour moi c’est comme si la personne pense « je ne suis pas artiste », alors que tout le monde peut dessiner, et peut apprendre, sauf si on se range dans une case qui ne peut pas dessiner. Je vois beaucoup de gens qui sont contents quand ils se déguisent, ou essaient de jouer la musique, ou prendre une feuille blanche et dessiner. On peut vite oublier qu’on peut essayer si on a l’illusion qu’on fait partie de ceux qui ne savent pas.

Je t’avais dit, je ne sais pas danser, mais je me range dans ceux qui peuvent y arriver. Mais je ne veux pas qu’on m’y force, ni m’oblige Je veux juste apprécier qu’un jour j’aurai envie et j’y arriverai bien, à mes yeux au moins.

Mais c’est chouette aussi de pouvoir décider qu’on ne fait pas ou qu’on n’est pas quelque chose. Je suis d’accord avec ça. Et tout le monde ne peut pas ou ne sait pas tout faire. Mais tout le monde peut essayer ou au moins avoir envie de tout faire. Sauf que la culture, le réseau, l’argent, les répartitions de pouvoir font que certaines choses sont loin d’être envisageables pour beaucoup de personnes.

Dans le monde il y a beaucoup d’injustices. Et non, tout n’est pas matériellement possible pour tout le monde, et non je ne veux pas faire semblant, mais je veux faire au mieux que je peux pour lutter contre les injustices, mais en participant sans juste tout nier tout rejeter, je veux lutter par l’intérieur, humblement, mais avec énergie. Mais l’art et la culture, là-dessus la justice est plus facile à atteindre je trouve. Car l’art est en chacun de nous, c’est juste la façon d’exprimer ce qu’on ressent et d’aider l’autre à rencontrer ça, et tout le monde porte ça.

Je trouve que le secteur art et culture est à la fois essentiel et nécessaire et doit être défendu, mais à la fois je n’aime pas son côté marchand-élite-argent. Si l’art est seulement pour ceux qui savent, qui savent dessiner, qui savent chanter, d’ailleurs ils ont beaucoup de public, alors on crée un fossé, une injustice.

Je n’aime pas quand on dit « Lui c’est un artiste », et je n’aime pas non plus quand on dit « Lui c’est un intellectuel », « Lui c’est un ouvrier », « Lui c’est… ». En tout cas d’abord il y a la personne, qui sans doute exprime surtout un côté plus qu’un autre, mais elle aime bien ne pas oublier tous les autres côtés, ou au moins décider elle même si elle veut laisser un côté au repos, pour plus tard… Enfin soit, l’art est partout, la culture est en chacun de nous, et en faire des cases c’est injuste je trouve, c’est vouloir le silence et finalement on s’endort.

Alors la résidence, c’est parce que dans le milieu artistique, la résidence existe comme quelque chose qui est partiel, temporaire, ouvert et en plus « porteur de créativité ». J’aime le terme résidence artistique pour cette facette-là. Dans le secteur AAJ , le terme résidentiel est plus lourd. Très lourd. Horrible pour moi quand on lui donne le synonyme de placement et tout ça.

Il y a des choses intéressantes dans les deux secteurs. Dans l’art, je regrette que le concept de résidence ne soit pas plus ouvert, puisque tout le monde est artiste, tout le monde pourrait avoir le droit de se faire quelques jours de résidence pour créer, pour trouver des nouvelles idées artistiques ou pas. Un couple qui se dispute peut faire une résidence, en fin de scolarité les ados partent en résidence pour réfléchir à leur futur métier, etc.

Donc oui, le concept de résidence artistique, j’aime le questionner pour rêver que le secteur art et culture s’engage plus fermement dans le social et la justice, dans l’accès à tous, dans l’art et les idées de tous. Et j’aime aussi le penser dans le secteur de l’aide à la Jeunesse pour plus voir une période en SRG comme une résidence artistique pour le jeune et sa famille, qui vont utiliser ce temps et ce lieu pour créer un autre équilibre ou trouver des nouvelles idées pour se sentir bien ensemble.

Mais dès que la période est trop longue, s’il n’y a pas un réseau autour du jeune qui le garde en dehors de la résidence au moins un peu, alors ce n’est plus très créateur, c’est plutôt apprendre à vivre comme ça et se fermer dans la résidence peut-être.

Enfin voilà, je crois, le chemin de ce que je pense dans la résidence artistique qui est un luxe, je trouve, que celles et ceux qui sont reconnus par leurs pairs pour être artistes peuvent se permettre pour créer encore mieux ; et la résidence sous mandat qui est un droit dont peuvent bénéficier des jeunes reconnus par leurs pairs comme nécessitant une aide eu égard à des prescrits légaux et à la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.

Par ailleurs, la résidence, qu’elle soit pour des mineurs en danger ou des artistes, mais aussi pour moi ou mes enfants ou n’importe qui, c’est aussi le lieu où habiter, qui change, qui varie, qui a besoin de voyager. Les humains ont toujours été de résidence en résidence, et les voyages et déménagements font aussi partie de la musique.

Il y a aussi dans la résidence artistique un côté « magie qu’on vient chercher, à qui on donne une place ». On sait qu’on vient chercher en résidence quelque chose dont on ne sait rien. Puisqu’il s’agit de le créer, le trouver. C’est un lien que j’aime bien avec le SRG , vécu à l’Aubépine comme un moment où on essaie de créer des occasions, de gens, de rencontres, de possibilités (dans le respect du lieu de contenance, de calme, de retrait, de pause). Quelque part, si la période en SRG permet de réfléchir, de rencontrer, de tomber sur quelqu’un qui a une bonne idée ou une passion à partager qui me fera vibrer, c’est un peu aussi compter sur le SRG pour être un lieu de création, où trouver des solutions qu’on ne connaît pas encore. Mais si le SRG est fermé dans le sens tout est déjà écrit et on sait à quoi on doit arriver, alors la créativité est compliquée à advenir. Si on voit le SRG comme une résidence pas artistique mais sécurisée, alors ce n’est pas étonnant qu’on y trouve des problèmes plutôt que des bonnes idées peut-être…

François


Salut François,

J’ai à la fois une bonne et une mauvaise représentation de l’art. D’une part, le champ artistique révèle, comme beaucoup d’autres champs, l’injustice sociale. Si la famille n’a pas de moyens, il est très souvent impossible d’avoir accès à ce monde pour les enfants. Par exemple, ça coûte très cher d’acheter un instrument musical. Pour une maman qui hésite entre payer le gaz ou rembourser certaines dettes à la fin du mois, il est impossible d’envoyer son enfant dans un stage de cirque qui coûte de l’argent. D’autre part, l’éducation artistique et technique que l’école m’a imposée était au service de la production des faux-semblants. Il fallait faire ce que les professeurs voulaient. Le cours d’art était utilisé pour que les enfants deviennent tout simplement dociles et obéissants. C’était contraire à l’éducation créative. En même temps, j’ai une belle représentation de l’art, car je crois profondément que la création est un excellent moyen pour se connecter à une énergie qui permet non seulement d’exister, mais aussi de se découvrir soi-même. Mais pour cela, il faut réunir certaines conditions qui n’existent pas dans une institution où domine une normalisation répressive. Et il faut que ce lieu artistique du voyage et de la découverte soit accessible pour toutes les personnes qui cherchent à s’exprimer librement, à construire leur forme de vie.

Toi, tu as un excellent parcours dans des mouvements de jeunesse et des activités artistiques (musique, l’art de la rue…). Je pose la question : comment est-il possible de créer, à partir de tes belles expériences, une aide spécialisée pour les jeunes vulnérables et/ou désaffiliés ? Comment, grâce aux activités artistiques, peut-on entrer dans un processus de libération pour ces jeunes souvent jugés « incasables » ?

Les travailleurs de la résidence pour les enfants ne sont ni professeurs, ni thérapeutes, ni artistes. Mais, les travailleurs doivent sans doute réfléchir sur l’art et son usage pour les jeunes en difficulté. En effet, il me semble important que la résidence de l’Aubépine ait un visage de résidence artistique. Ses activités artistiques peuvent servir aussi et surtout aux jeunes dont le trajectoire est vraiment difficile.

Par exemple, quand un jeune, qui a vécu le harcèlement à l’école, se sent sans doute mal à l’aise avec ses collègues et amis. Supposons maintenant qu’il va fabriquer, comme cela a été le cas à l’Aubépine, une « niche à poules » qu’il vendra à son voisin. À quoi cela peut servir à cet enfant ? Il peut se rendre compte que son œuvre n’est pas gratuite, mais valorisée (il gagne de l’argent, ce n’est pas rien !). Il socialise en parlant avec son voisin et entre dans le réseau du village. J’imagine aussi une fille maltraitée et « placée » dans plein d’institutions différentes depuis qu’elle était toute petite. Comme sa souffrance est tellement grande, elle fait des aller-retours entre l’hôpital psychiatrique et les services de l’aide à la jeunesse. Elle commencera à faire un dessin grâce au projet Fabriek’. Elle va peut-être dessiner le monstre qu’elle affronte, ou bien la représentation de son corps détruit. Comment peut-on l’accompagner pour qu’elle puisse trouver sa propre voix qui parle de sa vérité, sans camoufler sa souffrance, mais au contraire l’accueillir ?

Mais comme tu as insisté souvent, au fond, tout le monde a besoin de s’exprimer pour ne pas se transformer en un faux-semblant et donc pour vivre vraiment. Je pense surtout que ce qui est vraiment nécessaire pour les enfants et les adultes, ce n’est pas vraiment une analyse de la représentation de leur souffrance ou de faire quelque chose pour les autres, mais de vivre une expérience d’engagement sérieux qui permet la manifestation d’une expression d’impulsion spontanée et vraie. Et si, dans ce mouvement, un jeune ou un adulte va dessiner un monstre, pourquoi ne pas l’accueillir ? Quand un petit enfant veut tracer une ligne sur un papier, il ne sait pas ce qu’il veut dessiner. Lorsqu’un adulte lui pose la question de ce que c’est, il invente une réponse sur place. En fait, il y a tout simplement un plaisir authentique de tracer et un émerveillement face à cette trace. Les enfants sentent le besoin d’éprouver une joie sans comprendre ce qu’ils font. Leur trace doit être prise aux sérieux, même si celle-ci est dépourvue d’un message explicite. En effet, le geste de tracer avec notre impulsion (les enfants ou les adultes) nous rend vivants et donc heureux. On se reconnecte à l’énergie vitale la plus authentique.

Ton idée de dire que le projet artistique de l’Aubépine peut servir aux travailleurs est intéressante. Quand nous avons joué de la musique dans la formation des adultes, qu’est-ce qu’on était en train de faire là-bas ? Il n’y avait pas de nom pour cette pièce de musique. On ne savait pas ce qu’on était en train de faire. C’était pour autoriser, sans contrainte, sans jugement, notre affectivité partagée avec les autres, et exprimer quelque chose d’intime avec notre propre rythme, en acceptant l’intimité différente des autres. Il y avait la condition éthique du dialogue. La musique nous guide dans un processus de devenir soi-même dans le rapport avec les autres. On dit que la musique est très intéressante, car elle est un art du temps. Elle est invisible, mais on la vit. Cela nous invite à être présent, et à être responsable de notre propre présence « maintenant ».

La pédagogie, le soin et l’art… ce mélange est difficile à nommer, en plus ce n’est peut-être pas nécessaire de le nommer. Trop de rationalisation tue notre curiosité, mais en même temps la conscientisation de notre action encouragerait la pratique de l’Aubépine pour les jeunes et les adultes. Nous savons que créer un lieu qui sait accueillir collectivement notre geste le plus spontané, sans aucun jugement, est crucial pour le bien des enfants et des adultes. Si l’art, ce jeu vital, cet émerveillement du monde nous aide à créer ce lieu d’accueil de notre expression créatrice et celui d’apprentissage éthique de vivre ensemble, pourquoi ne pas développer en collectif l’amour pour cette pratique artistique ?

Saki 

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