Fabriquer des milieux vivants

- un carnet de l'Aide à la jeunesse de Saki Kogure avec le Foyer l’Aubépine

Réseau du village

Dialogue avec Delphine, coordinatrice de Vis-à-Vis (Secteur AViQ),
suivi d’un dialogue avec Xavier, résident à Vis-à-Vis et volontaire à l’Aubépine

Dialogue avec Delphine, coordinatrice de Vis-à-Vis (Secteur AViQ)

Saki : Pourrais-tu présenter Vis-à-Vis, l’institution dont tu es coordinatrice ?

Delphine : Oui. On est un service social généraliste qui a la particularité de travailler uniquement avec les personnes qui ont une reconnaissance à l’Agence pour une Vie de Qualité (AViQ). Ça peut être tous les types de handicap. Alors ici, à Havelange, on a répondu à l’appel à projets en proposant de créer un habitat solidaire. On a acheté la maison et on l’a transformée en 7 unités de logement. L’idée est que ça s’adresse aussi à des personnes qui ont une reconnaissance du handicap et qui ne souhaitent pas vivre toutes seules.

Saki : Et comment ça se passe le partenariat avec l’Aubépine ?

Delphine : Avec l’Aubépine, ça a commencé grâce au projet « Droûve tès-oûyes ! » Dans un premier temps, ça a été plus faire connaissance pour que tous puissent voir ce que chacun fait dans son association. Ensuite, nous, on a voulu savoir si l’Aubépine accepterait d’accueillir des volontaires de chez nous. Chez nous, la plupart des habitants ne sont pas aptes à l’emploi. Donc notre partenariat concerne les volontaires. Concrètement, il y a Xavier qui y va deux matinées par semaine. Maintenant, il y a Simon qui y va un matin. Et de temps en temps, si l’Aubépine a besoin de main-d’œuvre, on peut les soutenir.

Saki : Tu penses que le rythme de la vie d’un village est plus adéquat par rapport à votre public ?

Delphine : Je ne sais pas si ça facilite. Moi, j’ai toujours vécu à la campagne. Mais il y a aussi des aspects négatifs. Par exemple, tout le monde connaît tout sur tout le monde. Mais, en même temps, ça a l’avantage, je pense, que la mentalité est différente : c’est-à-dire que déjà on a un autre rapport au temps, ce n’est pas le rythme effréné de la ville. Et puis on apprécie des choses très simples, une balade, la nature. On y est donc concentrés sur autre chose que Metro-Boulot-Dodo.

Saki : Et du coup, vous partagez la même philosophie que l’Aubépine ? Par exemple en ce qui concerne l’importance de l’environnement et des animaux.

Delphine : Oui. On essaie de sensibiliser notre public aux questions de l’environnement et au développement durable. Nous, les premières valeurs qu’on essaie de défendre, c’est l’ouverture sur le monde.

Saki : Comme quoi ce n’est pas nécessaire d’aller dans une grande ville pour faire l’expérience de l’ouverture au monde.

Delphine : Je pense que, même dans l’exemple de Bruxelles où on a accès à tout, les gens ne sont pas nécessairement plus ouverts que dans un village. Je pense franchement que le fait de devoir faire l’effort de se déplacer pour aller quelque part, de s’intéresser à son voisin, ça conduit à une grande ouverture d’esprit. Et de fait, ça fait à peu près deux ans qu’on s’ouvre sur ce qui se passe dans le village.

Saki : Depuis quand existe ce groupe de « Droûve tès-oûyes ! »1 ? Et quels types d’activités y sont organisées ?

Delphine : Depuis 4 ou 5 ans. On fait une réunion par saison. Chaque association dit ce qui se passe chez elle. Et puis on a créé un groupe de travail. Le premier objectif est vraiment que les gens se connaissent et qu’il y ait un échange de services. Si un service a besoin d’un matériel, est-ce qu’il ira demander au pouvoir subsidiant, ou va-t-il se dire qu’avec son voisin géographiquement proche, il est possible de s’organiser plus facilement ?

Saki : J’ai entendu que, parfois, il est difficile de collaborer lorsque les partenaires ne viennent pas du même secteur : vous êtes l’AViQ alors que l’Aubépine c’est l’aide à la jeunesse. Pourtant votre collaboration fonctionne très bien. Comment l’expliquer ?

Delphine : En fait, quand on collabore, c’est parce qu’on a un objectif commun. Je pense que c’est ça. Quand on est du même secteur et qu’on a des réunions obligatoires, peut-être que les travailleurs vont y aller avec les pieds de plomb. Or ici on le fait parce que chacun d’entre nous gagne quelque chose.

Saki : J’ai observé que chacun d’entre vous donne des nouvelles. Vous parliez, par exemple, des choses à partager, dont le vélo ou la camionnette.

Delphine : C’est comme ça que naissent les groupes de travail. En fait, les réunions, c’est chaque fois les directeurs et les coordinateurs qui se rencontrent. Or nous, on s’est dit que ce serait bien que les membres de l’équipe puissent aussi se rencontrer. Et donc on a d’abord fait un petit déjeuner où tous les travailleurs de l’Aubépine sont venus. Nous, on a fait une petite animation pour que la rencontre ne se limite pas à seulement manger.

Saki : Vous faites attention à l’équilibre entre le formel et l’informel.

Delphine : Finalement, c’est plutôt informel. De l’extérieur, on pourrait se dire « on perd une journée de travail ». Mais je pense que ce n’est pas une journée perdue, c’est du temps qu’on gagne : quand on connaît les autres personnes et les autres services, ça nous permet de gagner du temps. Par exemple, si on a proposé que Simon de chez nous travaille avec Elsa de l’Aubépine, c’est parce qu’on connaît Elsa. À partir des exemples comme celui-ci, on comprend que le temps dédié pour se connaître n’est pas du tout perdu.

Ce type de rencontres, comment les quantifier ? On nous demande de prouver qu’on a des résultats, mais on n’a pas envie de se limiter aux résultats. Ce qui compte, ce n’est pas d’aller d’un point A à un point B. Ce qui compte, c’est ce qui s’est passé dans les échanges.

Saki : Aussi, j’ai l’impression que vous faites vraiment attention aux différents rythmes des bénéficiaires et des résidents. Il me semble qu’il est important de faire une distinction. Pour accomplir un objectif, on pourrait se dire qu’il faut se déplacer d’un point A à un point B. Plus vite on se déplace, plus vite l’objectif est atteint. Si on reste dans cette logique, ce qui compte, c’est la vitesse du déplacement. Or la vitesse, il faut la distinguer, je crois, du rythme. Si on prend le point de vue du rythme, ce qui compte, ce n’est pas la vitesse du déplacement, mais la manière avec laquelle on agit. On agit en dansant, en chantant, en tâtonnant. On voit donc bien que la vitesse n’est pas la même chose que le rythme. Et ce que tu dis me paraît proche du rythme et pas de la vitesse.

Delphine : Oui, c’est là que l’on peut situer les échanges, dans le rythme. Ce qui est compliqué, c’est que nos pouvoirs subsidiants attendent qu’on montre, l’évolution des personnes dans leur autonomie. Par exemple, une ne prenait pas le bus toute seule et maintenant elle peut le faire.

Tout à l’heure, je parlais avec Stéphane qui habite ici. Il me dit « Toi, ta sauce bolognaise, tu l’as faite toute seule ? ». J’ai dit « Oui-oui. et toi ? ». Il me répond qu’il l’achète en pot. Et puis j’ai demandé si c’est parce qu’il ne sait pas la faire lui-même ou bien parce qu’il trouve qu’elle est mieux en pot ? Il me répond que c’est par paresse. Moi je trouve que Stéphane ne sera pas plus autonome parce qu’il sait comment faire sa sauce bolognaise. Je pense qu’il est autonome parce qu’il peut se dire « C’est plus facile, je m’achète un pot tout fait ». Être autonome c’est pouvoir dire « Non, moi, je n’ai pas envie de faire ma bolo tout seul et donc je choisis de l’acheter ».

Pour moi, le problème n’est pas dans la déficience ou le handicap, mais dans les relations. L’autonomie, c’est le pouvoir de choisir ses dépendances. C’est de se dire « Je choisis tel service plutôt qu’un autre ». Ou pour prendre un autre exemple « Mon enfant est malade, alors je préfère appeler mon médecin plutôt que d’appeler Vis-à-vis ».

Saki : C’est vrai que dans la société actuelle il y a un mythe de l’autonomie. C’est comme s’il ne fallait pas être dépendant ou demander de l’aide.

Delphine : Et ça c’est encore plus fort quand il s’agit d’une personne qui est entrée dans la case AViQ ou CPAS. Ces personnes doivent rendre des comptes.

Mais c’est un peu pareil si on pense aux tout petits. Mon enfant, quand il était petit, n’enlevait pas sa veste. Or à l’école maternelle, l’institutrice lui imposait de faire ça pour qu’il soit autonome. Mais pour moi, l’important, c’était autre chose. Lorsque, le soir, je lui demandais qu’il choisisse son livre, il savait très bien quel livre il aimait. Et c’est cette capacité de choisir qui est importante.

Saki : Oui. Et pour revenir à une idée que tu as mentionnée déjà, l’essentiel n’est pas d’être autonome au sens d’être seul, mais de choisir le type de relations dans lesquelles tu t’engages.

Delphine : En effet, lorsqu’on fait une demande auprès de l’AViQ pour le projet « logement et cadre innovant », on est obligé de passer par un psychologue. J’ai assisté à ce gendre d’entretiens. Là, on posait des questions de type : « Pour manger, tu fais comment ? C’est toi qui te fais à manger ? Et les courses, tu les fais comment ? Et c’est toi qui fais tes courses ? Et pour te déplacer, tu prends le bus tout seul ? ». J’avais donc l’impression qu’ils voulaient savoir si la personne concernée avait vraiment besoin d’un service comme Vis-à-Vis.

A un moment donné, j’ai dit : « Explique ce qui te pose problème ». La personne a répondu : « En fait, j’ai des petits copains qui ne me respectent pas ». Le problème est donc dans les relations. Et ça, à l’AViQ, ils ne comprennent pas parfois. Ils voudraient qu’on dise « il ne peut pas prendre le bus tout seul ».

Saki : Donc on peut percevoir implicitement l’impératif « tu dois te débrouiller tout seul ».

Delphine : Et nous, on essaie de défendre l’idée qu’ici, toutes les personnes n’ont peut-être pas pour objectif de vivre toutes seules dans un logement.

Saki : Du coup, si une personne porteuse de handicap est déprimée, mais vit toute seule et peut subvenir toute seule à ses besoins, alors tout va bien.

Delphine : Oui c’est ça. Et je vois chez les personnes porteuses de handicap qu’elles cherchent de plus en plus à vivre dans un habitat groupé.

Saki : La collaboration avec l’Aubépine dure déjà depuis un moment. Quelles sont, actuellement, tes attentes par rapport à cette collaboration ?

Delphine : Les rencontres dont j’ai parlé avec les membres de l’équipe sont quelque chose à maintenir. Ça nous permet d’être au courant de ce que nos partenaires font.

Saki : Donc tu souhaites approfondir ce travail dans le réseau et à proximité, et éviter de te limiter à faire strictement ce que demandent les pouvoirs subsidiants.

Delphine : Exactement.

Saki : Vous vous sentez engagés dans une lutte contre la pression que la société met sur vous, contre le système capitaliste qui exige qu’on soit performant et productif ?

Delphine : Contre la norme imposée de manière arbitraire aussi. Si on était plus à l’écoute de ce que l’autre dit, plutôt que de lui imposer une norme toute faite, à terme ça peut coûter moins cher à l’État et, en même temps, cela nous invite à être plus créatifs.


Dialogue avec Xavier

Saki : Pourrais-tu me décrire ton travail à l’Aubépine ?

Xavier : Oui. J’ai aspiré en haut au premier étage. J’ai appris une couleur. J’ai lavé les armoires de l’Aubépine. J’apprends à nettoyer les choses, les tables, le plafond, le radiateur. J’apprends à enlever les mauvaises herbes et les feuilles en automne. Avec Elsa, on a monté une armoire.

Saki : Tu vas à l’Aubépine une fois par semaine ?

Xavier : Deux fois, les lundi et les jeudi. J’ai commencé en avril 2017.

Saki : Et toi comment tu te sens quand tu vas à l’Aubépine ?

Xavier : En pleine forme. Je travaille le plus avec Diane, parce que je fais beaucoup de nettoyage. Sinon je travaille avec Véronique et parfois c’est avec Elsa.

Saki : Tu aimes bien nettoyer ?

Xavier : Oui. Si on ne nettoie pas, il y a beaucoup de poussière et d’araignées.

Saki : Qu’est-ce que l’Aubépine pour toi ?

Xavier : C’est un endroit super génial.

Saki : Pourquoi ?

Xavier : Parce qu’on a de quoi s’occuper.

Saki : Le fait que tu aies un travail à toi à l’Aubépine, ça te fait du bien.

Xavier : Oui. On n’y est pas pressé.

Saki : Je peux dire que tu peux faire le travail selon ton rythme ?

Xavier : Oui, il ne faut pas y aller trop vite pour ne pas oublier certains endroits. Elsa m’a expliqué ça dans le passé.

Saki : Comment ça se passe avec les autres volontaires ?

Xavier : Ils sont gentils. Ils s’entendent tous bien avec moi. Dans l’équipe, l’important c’est le respect. J’ai appris ça à l’internat.

Saki : J’ai observé que ton travail est bien utile à l’Aubépine.

Xavier : Oui, c’est ce qu’on me dit : quand je suis là, c’est vite. Et quand je suis absent, c’est lent.

1 « Ouvre tes yeux ! » en wallon.

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