Fabriquer des milieux vivants

- un carnet de l'Aide à la jeunesse de Saki Kogure avec le Foyer l’Aubépine

Mes possibilités s’arrêtent à la limite des autres

Dialogue avec Béatrice, assistante sociale

L’un des slogans de l’Aubépine est « Tout est possible ! ». Ce slogan a pour but d’ouvrir de nouveaux lieux d’expérimentation, pour que les jeunes puissent vivre autrement que dans leur passé souvent traumatisant.

Béatrice, l’assistante sociale de l’Aubépine, a pu observer l’évolution de l’institution pendant 40 ans. Elle est fondamentalement pour l’innovation dont l’équipe est porteuse. En même temps, elle est animée par un autre principe. Selon elle, « Tout n’est pas possible. Et tant mieux que tout n’est pas possible ! ». Elle parle également de la transcendance d’autrui. Tu ne peux jamais manipuler les autres comme un objet. Tout n’est pas possible, car les autres sont là, ils résistent et donc sont irréductibles à ta volonté. Et cette résistance est nécessaire pour garantir à chacun sa singularité. Il s’agit d’une question éthique.

Béatrice : Donc le 3 mars 1981, je suis entrée ici pour démarrer ma carrière. C’était encore un personnel très restreint : une directrice, qui logeait sur place, trois ou quatre éducateurs, une cuisinière et une personne pour l’entretien. C’était vraiment un tout autre monde.

Saki : Tu es arrivée donc en 1981. C’est quelque chose.

Béatrice : Oui. C’est une évolution incroyable à tous les niveaux. Au niveau du travail, de la reconnaissance du travail, la manière de travailler avec les familles, au niveau reconnaissance salariale et horaires également. Mais tout n’a pas toujours été facile…

Saki : Et comment as-tu traversé cette évolution ? Comment as-tu vécu les transitions ?

Béatrice : En fait, j’ai plus d’une fois informé le CA qu’il y avait des problèmes.

Saki : Donc toi, tu as vu qu’il fallait un changement, avant que le directeur actuel n’arrive. Et puis quand il est arrivé tu as soutenu ce changement.

Béatrice : Je ne pense pas avoir été résistante. Il y a des gens qui résistent au changement. Ce n’était pas facile de traverser la transition. Mais vraiment, avec beaucoup d’honnêteté, j’appelais un changement. Il était grand temps. Tu aurais dû voir l’Aubépine d’il y a 10 ans, entre autres au niveau des locaux Il était temps que quelque chose se passe.

Saki : Et tu apprécies les locaux de maintenant ?

Béatrice : Oui. C’est plus ouvert, plus coloré. J’aime bien les couleurs. J’ai, par exemple, peint le mur rose dans le bureau que j’occupe. Ce sont des choses qu’il fallait faire, c’est une maison d’enfants quand même.

Saki : Tu disais l’autre fois que, en 40 ans ici, tu as pu voir une forme de répétition : des jeunes qui ont vécus ici sont parfois, plus tard, devenus des parents d’enfants « placés », répétant les difficultés de leurs parents…

Béatrice : Oui, j’en ai beaucoup parlé, encore la semaine dernière, avec Carole, une ancienne. Elle a passé ici 3 ou 4 ans. On a toujours gardé un contact. Elle m’a téléphoné pour me donner des nouvelles, pour m’annoncer qu’elle est grand-mère. On a beaucoup parlé de la question de la répétition du schéma parental, on a parlé d’anciens qu’elle a connus aussi. Elle m’a dit « Je ne comprends pas, les enfants de Marie ont été placés, mais les miens on n’aurait pas pu y toucher ! ». Je lui ai dit que tout le monde n’a pas la même faculté de rebondir, de réagir. On peut constater qu’on a parfois tendance à reproduire ce qu’on a connu. Je le vois aussi dans mon autre travail, une maison d’accueil pour sans abri. Je rencontre beaucoup de jeunes qui ont eu une expérience-placement, mais aussi beaucoup de jeunes qui, quelques années plus tard, ont des enfants placés. Pour Carole, il n’en est pas question. Elle est persuadée que si les gens voulaient un peu, ils pourraient. Mais tout le monde n’a pas la même énergie…

Saki : Pas la même chance non plus…

Béatrice : Oui, tu vois. J’ai trouvé très chouette cette discussion, je la sentais comme une tigresse qui défend ses petits. Elle n’a pas eu un parcours de vie facile. Mais elle aurait tout fait pour que ses enfants aient une vie la plus « normale » possible et ne soient pas confrontés à ce à quoi elle a été confrontée enfant et adolescente.

Saki : Mais ça veut dire que, pour elle, et peut-être pour beaucoup d’autres, vivre dans une institution comme l’Aubépine c’est… quoi ?

Béatrice : Je pense que c’est une étape très difficile. Difficile de par la rupture avec la famille et aussi parce qu’il s’agit quand même d’une cohabitation forcée, n’ayons pas peur des mots. Elle a connu pas mal d’institutions, avant d’arriver ici quand elle avait 16 ans. Et elle le rappelait encore dernièrement, c’est difficile aussi de quitter l’Aubépine, pour se retrouver seule dans un kot. « On ne se rend pas compte, c’est monstrueux ». Pour elle, cela a été extrêmement très dur. C’était une sorte de grand écart après la vie en collectivité.

Saki : Et l’équipe, actuellement, accompagne des jeunes d’ici pour que leur sortie de l’institution soit plus facile à vivre et pour qu’ils ne se sentent pas seuls ?

Béatrice : Je ne sais pas si on peut accompagner suffisamment pour pallier cette solitude. L’équipe fait ce qu’elle peut.

Saki : Tu disais aussi que tu accompagnes des jeunes pour faire certaines démarches administratives ?

Béatrice : Oui. Par exemple Bernard, qui vient d’être en chômage corona, devait s’inscrire à la Capac1. Stéphanie qui a un peu ramé, m’a demandé de le faire. Je ne sais pas combien de temps j’ai mis pour régler cette histoire-là. Si c’est compliqué pour les adultes, comment veux-tu qu’un jeune ado s’en sorte ? Et particulièrement dans cette période covid, quand avoir au téléphone quelqu’un de la Capac relève du défi. Finalement, j’ai dû envoyer des documents en ligne.

Saki : L’Aubépine essaie de faire en sorte que cet endroit soit considéré comme une résidence partielle et pas comme une maison. Toi, tu te définis comment dans ce cadre ? Comment tu définis ton rôle ?

Béatrice : Je suis là, entre autres, pour essayer d’aider, de résoudre certains problèmes. J’essaie d’être quelqu’un de fiable. J’ai toujours dit, surtout par rapport à des enfants, qu’un engagement est important. Si j’ai dit que je serai là tel jour, pour moi c’est primordial d’y être. Je me souviens d’une ancienne, toute petite, qui cachait des petits sachets de fromage derrière son dos. Comme je la taquinais en lui piquant les petits sachets, elle s’est écriée « Ah Béa ! ». J’ai répondu « Ok, je ne le ferai plus ». Je ne l’ai plus fait et, pour elle, c’était clair.

Saki : Tout à fait. Mais il y a des familles qui font de fausses promesses et c’est dur pour les petits.

Béatrice : C’est compliqué. Je me souviens d’un gamin qui passait l’après-midi à la fenêtre, tous les premiers samedis du mois. C’était « le » jour des visites et sa maman lui avait dit qu’elle allait venir.

Saki : Mais elle n’est pas venue…

Béatrice : Elle ne venait pas, c’était horrible. D’où, pour moi, l’importance de la fiabilité et du cadre. Et nous, adultes, nous avons aussi besoin de cadre. Si on nous laissait faire n’importe quoi, irions-nous mieux ?

Saki : Que penses-tu des nouveaux types de cadre que l’Aubépine essaie de créer ? Je pense à la Fabriek’, mais aussi au travail de partenariat avec l’AMO.

Béatrice : C’est quelque chose de très chouette dans le sens ouverture, c’est important dans la mesure où on n’est pas seuls à travailler. Et en ouvrant nos portes, je pense que c’est une manière de les ouvrir pour les jeunes. J’entends bien la manière dont les enfants en parlent. L’évolution est porteuse.

Quand je pense à une des jeunes filles, c’est très chouette qu’on puisse arriver à des solutions alternatives. Elle n’est pas chez sa maman ou chez son papa tout le temps, elle n’est pas non plus ici tout le temps, et cette solution hybride a un côté très appréciable pour la jeune.

Saki : Avant ça n’existait pas ?

Béatrice : Non. Je pense qu’on ne l’aurait même pas imaginé. Maintenant c’est bien de pouvoir l’imaginer et aussi d’avoir des mandants réactifs, qui soutiennent ce genre de projet.

Saki : Selon toi, quels sont les avantages dont bénéficierait cette fille à l’Aubépine comme résidence partielle ?

Béatrice : Garder une présence minimale ici nous permet de voir comment elle évolue, autrement qu’en la voyant en famille, où on n’aurait pas le même regard. Quand elle vient à l’Aubépine, on essaie aussi d’assurer l’encadrement thérapeutique. Ce n’est pas négligeable.

Saki : Assurer l’encadrement, respecter le cadre… Tu accordes beaucoup d’importance à l’apprentissage du cadre pour les jeunes. Apprendre à respecter le cadre est important pour le développement de l’être humain.

Béatrice : Oui, on doit pouvoir accepter et vivre dans un minimum de cadre, parce que, ici ou ailleurs, on est tout le temps confronté à un cadre, à des limites. Les jeunes, quand ils font des démarches au niveau du CPAS, ils doivent respecter certaines demandes, certaines conditions. Si je prends la voiture, je ne peux pas conduire n’importe comment. Le cadre, il est partout. Il faut apprendre à accepter qu’il y ait des limites.

Saki : C’est rassurant d’avoir un cadre, ça protège les jeunes.

Béatrice : Oui. L’enfant que tu n’arrêtes jamais, ça doit être le stress absolu.

Saki : Nous devons parfois dire « stop », poser les limites. Tout n’est pas possible.

Béatrice : Non. Mes possibilités s’arrêtent à la limite des autres. Je dois tenir compte des autres, sinon ça deviendrait l’enfer. Pour moi le cadre, il doit être souple et bienveillant. Il doit aussi et surtout être expliqué.

Saki : Il ne s’agit pas d’obéir pour obéir. C’est aussi parce que ça facilite le lien social avec les autres, et le lien avec soi-même.

Béatrice : Oui et puis si je respecte l’autre, je peux attendre qu’il me respecte aussi. Cela va dans les deux sens. Tout ça, c’est un apprentissage.

Saki : Bernard m’a dit que l’avantage de vivre à l’Aubépine, c’est qu’il est très bien éduqué. Parce que justement, il y avait d’autres au foyer. Mais en fait, dans la société, il y a une image négative des « enfants placés ». On pense à eux comme à de pauvres gens. C’est comme si ne pas pouvoir vivre dans une famille est quelque chose de triste.

Béatrice : Je pense que c’est quelque chose de très difficile pour certains jeunes. Mais ce qui est important, pour un jeune à l’Aubépine, c’est l’encadrement, ce sont les adultes présents pour lui. Le jour où il a 18 ans, l’Aubépine disparaît pour lui, entre guillemets. L’aider à construire son propre réseau de relations, c’est l’aider à préparer son départ vers l’autonomie. Parce que, à ce moment-là, il en aura besoin. Donc c’est important pour les jeunes d’avoir des personnes sur qui compter le jour où ils sortent.

Saki : Et du coup pendant le séjour à l’Aubépine, ils doivent se faire beaucoup de réseau. Bernard, par exemple, il est fort en ça.

Béatrice : Ah oui, il est costaud (rire).

Saki : Il m’a dit qu’il connaît tout le monde à Havelange.

Béatrice : Il va régulièrement chez un ami. On peut espérer que ce Monsieur soit encore là le jour où Bernard sera majeur. Ce sera un point de repère quand il aura besoin d’un soutien, d’un conseil. Mais, à ce niveau-là, Bernard a vraiment un grand réseau. Maintenant il doit faire attention avec les ados de son âge. Il ne doit pas s’entourer de n’importe qui. Mais c’est valable pour beaucoup de jeunes.

Saki : On a déjà touché un peu à cette question, mais pourrais-tu me raconter une histoire qui t’a beaucoup touchée ici. ?

Béatrice : J’aurais envie de parler de tous ces jeunes qui ont perdu un parent, ou même deux, en étant ici. Ça ce sont vraiment des moments qui m’ont marquée. Bernard, par exemple, a perdu sa maman quand il était ici, il avait 4 ans. Il est rentré de l’école ce jour-là, la veille de la fête des mères, avec son petit poème dans la main « Maman, où es-tu ? ». Ça m’a balayée…

Saki : Si je comprends bien, ici il y a une personne qui peut assister le jeune pendant les funérailles. C’est bien ça ?

Béatrice : Oui. Je me souviens de quatre jeunes enfants dont le papa est décédé. Là, il n’y a pas vraiment eu de funérailles. En effet, comme il s’agissait d’un indigent, on n’aurait normalement pas pu aller au funérarium, parce qu’il faut limiter le coût des démarches. Exceptionnellement, les enfants ont quand même pu voir le cercueil, dans un salon du funérarium ouvert quelques minutes. Je me souviens de ces enfants qui tournaient autour du cercueil, cherchant un petit trou pour voir leur papa. Cette journée-là a été très dure. Mais il fallait que j’y sois. Ce sont des moments durs à vivre, mais aussi des moments qui rapprochent.

Saki : Tu avais la volonté d’être là.

Béatrice : Oui.

Saki : Comment, en équipe, vous traversez ces moments de deuil ?

Béatrice : Comme on peut… Quand on est rentré du funérarium, la maman des enfants a téléphoné. L’entendant dire à sa fille « Ah mais ne pleure pas ! », j’ai pris le téléphone « Écoutez Madame, je me permets d’intervenir pour justement dire à votre fille qu’elle peut pleurer. Il faut l’y autoriser, ça doit sortir ».

Je me souviens d’une autre expérience, il s’agissait d’un collègue qui avait perdu son bébé, une petite fille de 3-4 mois. Sa compagne et lui avaient choisi une incinération. On était plusieurs de l’équipe présents au crématorium. Quand nous sommes revenus du crématorium, j’entends encore une enfant du foyer dire « C’est dégueulasse, vous avez brûlé la petite fille ». Doucement, je lui ai dit « Écoute, de temps en temps tu reçois une lettre. L’enveloppe, tu la jettes, elle n’a pas d’importance. Mais tu gardes la lettre. Quand on meurt, notre corps, c’est un petit peu comme l’enveloppe que l’on peut jeter. Quelque chose s’échappe de notre corps, certaines personnes parlent de l’âme. Et là, personne ne peut y toucher. Et c’est ça qui est important. On a brûlé le corps, mais il y a ce quelque chose que personne ne pourra jamais… brûler. » Je crois que j’ai trouvé les mots qu’il fallait parce que cette petite-là s’est calmée instantanément. On n’avait pas brûlé ce qui était important.

Saki : Comment dans l’équipe vous faites l’exercice de choisir les mots justes dans des moments importants ?

Béatrice : C’est le contact que tu peux lier avec certains jeunes. On n’a pas tous le même contact avec les jeunes. Mais ça, c’est une question d’expérience et de sensibilité… Et puis on fait ce qu’on peut. Ce jour-là, quand j’ai parlé de l’enveloppe, les mots semblaient justes pour la petite…

Saki : Oui, donc tu as bien choisi une métaphore qui n’est pas compliquée.

Béatrice : Oui. Je n’aurais pas dit ça à un enfant d’un autre âge. Je pense qu’elle avait 10 ou 11 ans. J’étais fort soulagée après lui avoir donné cette explication.

Saki : Actuellement, s’il y a quelque chose que l’on pourrait pour le fonctionnement de l’Aubépine, ce serait quoi selon toi ?

Béatrice : Il y a peut-être quelque chose à travailler au niveau des presque majeurs. C’est une étape qui est importante et archi difficile pour beaucoup. C’est un moment très délicat, mais je ne sais pas ce que l’on pourrait mettre en place. On a pour l’instant 4 jeunes qui sont à la veille de leur majorité. Et quand la famille n’est pas présente ou mal présente, c’est vraiment difficile pour ces enfants.

Il y a des jeunes avec qui on espère une réinsertion familiale, mais parfois on se rend vite compte vite que ce ne sera pas possible. Je pense à une jeune qui, après avoir quitté son kot, vit chez une ancienne voisine de sa maman. Et tu as l’impression qu’elle cherche quelqu’un pour s’occuper d’elle. Pour moi cette jeune-là, toute seule, elle ne saurait pas. Peut-être cherche-t-elle un substitut à sa maman ? Je ne sais pas…

Saki : C’est vrai qu’on ne devient pas majeur comme ça, le jour de ses 18 ans.

Béatrice : Non, et ce sont des jeunes qui n’ont pas nécessairement tout le réseau nécessaire autour d’eux. Ils ont aussi différents manques, sans parler des paperasses… La gestion du budget est aussi un point délicat. Je dirais que, aujourd’hui, c’est la tranche d’âge qui me tracasse le plus. Mais que peut-on faire ? Je pense parfois qu’il faut des services pour des tranches 18-25… Et, en même temps, les jeunes ne sont pas toujours demandeurs.

Saki : Oui tout à fait, parfois les jeunes ne demandent pas d’aide. Demander une aide ce n’est pas facile.

Béatrice : Non, mais nous essayons de les encourager.

1 La caisse auxiliaire de paiement des allocations de chômage.

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