Fabriquer des milieux vivants

- un carnet de l'Aide à la jeunesse de Saki Kogure avec le Foyer l’Aubépine

Gratitude

Dialogue avec Maurice, membre du Conseil d’Administration du Foyer l’Aubépine

Dans le cadre de cette recherche, mon dernier dialogue a été avec Maurice, membre du CA. Il est venu à vélo à l’Aubépine pour me rencontrer. Maurice s’intéresse beaucoup aux questions sociales globales, mais à partir d’un lieu comme l’Aubépine. Qu’est-ce qu’une petite institution comme l’Aubépine peut apporter à la société en général ? Maurice croit qu’il est possible de lutter contre des grands problèmes sociaux à partir d’un petit lieu comme l’Aubépine. Cette position est également partagée par Félix Guattari :

À mon sens, il n’y a ni priorité, ni hiérarchie à établir entre ces différents niveaux […] Toutes formes de lutte à grande échelle et à petite échelle doivent s’étayer les unes sur les autres […] la « révolution moléculaire » peut jouer un rôle décisif pour orienter les luttes à grande échelle et pour mobiliser les gens qui ne se sentent pas concernés par les « grands problèmes » parce qu’ils se débattent désespérément dans leurs « petits problèmes », qui sont aussi, en fin de compte, les vrais problèmes1.

Il est important d’insister sur l’expérience de l’amour et de l’espérance dans ce processus de « révolution moléculaire ». Lorsqu’on parle d’amour et d’espérance, il ne faut pas imaginer quelque chose de sentimental (la pitié, ce « pauvre enfant ! » etc.). Mais il s’agit bien de la capacité à aimer et celle à espérer qui ne sont pas naturellement innées, mais acquise dans une lutte contre la production des faux-semblants et la déshumanisation.

Saki : Tu es membre du Conseil d’Administration (CA). Mais c’est quoi le CA ?

Maurice : Une ASBL est représentée officiellement au Moniteur, devant la loi, par un pouvoir organisateur qui en prend la responsabilité. Le pouvoir organisateur est représenté par le conseil d’administration (donc le CA), dont les membres rendent compte à l’assemblée générale. C’est nous qui sommes responsables de l’association le Foyer l’Aubépine. Donc François, le directeur, c’est nous qui l’avons engagé et lui avons fait une lettre de mission. Mais nous ne nous mêlons pas du travail concret du directeur et de l’équipe. Nous avons confiance en lui.

Saki  : Les membres du CA ne sont pas payés, n’est-ce pas ? Tu ne reçois aucun argent ici. Pourquoi le fais-tu alors ?

Maurice : J’ai attendu cette question (rire). Tu sais, en Belgique, il y a beaucoup de personnes qui travaillent sans être rémunérées. On les appelle volontaires.

Saki  : J’avais un préjugé par rapport au volontariat. Par le mot volontaires, j’ai imaginé ceux qui n’ont pas de pouvoir sur l’institution, comme un jeune ou un voisin. Mais en fait, tu as un certain pouvoir sur la vie de l’institution.

Maurice : Oui. Je suis volontaire depuis déjà longtemps ici. Je pense que c’est le propre de l’être humain qui veut se former en tant que citoyen solidaire. La citoyenneté, elle peut prendre une forme plus tragique aussi, comme dans le cas de la guerre. Mais, même pendant la guerre, il y avait une sorte de solidarité envers les autres, par exemple des infirmières qui travaillaient volontairement pour soigner des soldats blessés. Je pense qu’il y a chez l’être humain quelque chose de fondamentalement bon, mais aussi de fondamentalement mauvais. Mais quand on est poussé vers le bon, on souhaite faire quelque chose de bon, aidant et utile pour les autres. Tu sais, je me suis personnellement posé aussi la question de savoir pourquoi je voulais m’engager dans ce travail. C’est donc très personnel comme réponse. J’ai eu des parents et une famille « normaux », mais en même temps extraordinaires, dans le monde agricole. J’ai été heureux dans mon enfance. J’ai vécu une ambiance bienveillante, bénéficiant de temps, de soin d’attention, etc. J’en éprouve de la gratitude vis-à-vis de mes parents. Et c’est cette gratitude que j’ai appelé « quelque chose de fondamentalement bon ». Dans ma propre famille fondée avec mon épouse, j’ai passé aussi des temps heureux. Mes enfants ont très bien grandi. Je pense qu’en m’occupant des jeunes, je voudrais rendre cette gratitude que j’ai reçue depuis mon enfance.

Saki  : Tu as eu un beau cadeau de ta famille d’origine.

Maurice : Oui. Mais au niveau de l’éducation, je regrette qu’elle ait été trop religieuse. J’ai abandonné la religion dans une longue démarche philosophique, même si je continue de croire en beaucoup de bonnes choses qui ont été partagées par plusieurs religions.

Saki  : Je pense que tu dis des choses fondamentales. En fait, je pense qu’il y a quelque chose comme une circulation de la gratitude dans ce monde. Je pense à une mère qui n’arrive pas à s’occuper de son enfant parce qu’elle a été maltraitée dans son enfance. Je ne veux pas du tout dire que toutes les personnes qui ont vécu une enfance malheureuse vont devenir des parents maltraitants. Objectivement, ce n’est heureusement pas le cas. Mais je pense qu’on devrait recevoir de la gratitude, que ce soit de notre famille ou de quelqu’un d’autre, pour qu’on puisse s’occuper des enfants. Ce qui attire mon attention, c’est lorsque tu dis que tu n’es plus religieux, mais en même temps que tu trouves que la capacité de croire est importante. Ce n’est plus la croyance en Dieu. Tu parles plutôt de la croyance dans les enfants, dans l’être humain.

Maurice : Ce qu’il faut transmettre aux enfants et jeunes, c’est avant tout la gratitude. Et ce que les adultes doivent faire envers les enfants, c’est avant tout croire en eux. Moi, je commence toujours une relation avec les jeunes en considérant qu’ils sont bons. Il faut croire dans leur capacité. Ce principe n’a jamais changé. Quand j’ai travaillé comme directeur d’un lycée, j’ai rencontré beaucoup d’enseignants qui étaient dans la logique de la sanction et la punition. J’ai toujours défendu les élèves par rapport à leurs profs. Avant j’ai travaillé aussi comme prof. Je n’ai jamais puni aucun élève pendant tous mes années de travail, ça veut dire pendant 14 ans. J’ai bien sûr dit aux élèves ce qu’il ne fallait pas faire. C’est nécessaire de leur apprendre. Mais je n’ai jamais mis dehors ou renvoyé chez lui un enfant… jamais une punition. Non seulement, la punition ne sert à rien pour le développement des jeunes, mais elle produit de surcroît des effets négatifs. Ce qui était aberrant, c’est qu’il y avait des professeurs qui croyaient avoir toujours raison. Il faut que les adultes apprennent à dire pardon quand ils ont tort.

Saki  : Est-ce que la forme actuelle du Foyer l’Aubépine est favorable afin pratiquer cette capacité de croire dans les enfants et les jeunes ?

Maurice : Nous encourageons l’invention dont l’équipe est porteuse. Maintenant, l’Aubépine est beaucoup plus ouverte vers l’extérieur. Nous l’apprécions. Je pense que dans l’aide à la jeunesse, nous avons beaucoup lutté pour que, au niveau de la survie, par exemple, la nourriture ou l’hygiène, les enfants soient rassurés. L’équipe de l’Aubépine tente d’améliorer encore un autre niveau : il s’agit de la création d’occasions où les jeunes peuvent se développer.

Saki  : Tu avais cette idée de l’ouverture quand vous avez engagé le directeur actuel ?

Maurice : Nous avons cherché longtemps un directeur dont la qualité première est la générosité. En plus, il faut aussi être compétent pour diriger l’institution. Mais, tu sais, ce n’était pas facile de trouver une bonne direction. C’est un peu la même chose pour l’école. Il n’y a plus beaucoup de personnes qui veulent s’engager. Si un directeur ne travaillait que des choses administratives, signer des papiers, etc., ça ne marcherait pas pour aider et accompagner les jeunes. Il faut être un peu fou si tu veux vraiment être un bon directeur dans une institution comme celle-ci. C’est tellement complexe de travailler. Tu peux entrer très facilement en conflit avec tous.

Saki  : Comment François s’est-il présenté à l’entretien ?

Maurice : Je ne sais plus. Mais la deuxième fois, je pense, qu’il a déjà été lui-même. On a remarqué toute de suite sa sincérité et sa grande générosité vis-à-vis des plus jeunes et des personnes plus vulnérables. Il avait un parcours original pour arriver jusqu’ici, et il a déjà beaucoup travaillé pour les jeunes à partir de son approche artistique. Aussi, il maîtrise bien son affectivité. Je n’ai jamais vu François fâché, alors qu’il y a des moments embêtants pour lui. Il ne dit jamais des choses méchantes envers les autres.

Saki  : Par rapport aux idées originales de l’équipe, c’est vous qui soutenez le directeur ?

Maurice : Oui. C’est souvent moi qui le rencontre ici. Et on réfléchit ensemble à la manière de les réaliser concrètement, au niveau administratif. On discute pendant une heure et on décide comment il faut argumenter une idée, si une autre étape est nécessaire avant de la réaliser, etc. Je n’ai jamais dit au premier abord « Non ». Il faut surtout rassurer au point de vue financier. Nous échangeons mutuellement nos idées.

Saki  : Oui, tu donnes un bon cadre administratif pour réaliser des nouvelles idées innovantes.

Maurice : Je pense vraiment que la manière ouverte de l’Aubépine a beaucoup aidé à traverser les mois de confinement. On avait déjà un endroit ouvert et grand comme une yourte. On travaille aussi en réseau pour empêcher le cloisonnement. Par exemple, la construction d’un kot à l’intérieur du territoire de l’Aubépine, c’était très original. L’idée était de créer un endroit d’apprentissage à l’autonomie. Quand on a fait ce projet kot, il fallait aussi en discuter. Ce qu’on essaie, c’est que tous les projets soient centrés sur les capacités des jeunes eux-mêmes. Ils peuvent vivre autre chose dans la yourte, le kot. Le projet Fabriek’ est aussi motivé par le même esprit.

Saki  : Tu es convaincu par cette philosophie.

Maurice : Oui. Je n’ai pas de regret. Ce qui pourrait être difficile, c’est plutôt ma capacité pour bien accompagner la gestion financière. C’est à cause de l’âge. J’estime que quand tu gères quelque chose et que tu ne sais plus le faire par toi-même, il faut commencer à te demander si tu es encore à ta place. C’est mon principe. Si un jour, je ne sais plus dire clairement à François « OK ou pas OK », « Oui, mais il faut faire attention, etc. », si je ne sais plus rien, je dois partir. En ce moment, ça va, donc je suis toujours là. Mais je ne m’accrocherai pas à ma place. La sagesse, c’est de dire « Merci de m’avoir accepté, de travailler avec moi, mais maintenant je m’en vais ». Et toi-même, tu termines maintenant ta recherche et tu t’en vas ?

Saki  : Pas encore tout à fait. Mais je m’en irai aussi quand je terminerai ma mission. Est-ce que tu as quelque chose qui t’intéresse particulièrement à partir du cas de l’Aubépine ?

Maurice : Ce qui m’intéresse, c’est de faire le lien entre ce qui passe ici dans une petite institution située dans un petit village et l’évolution générale du monde extérieur. La nouvelle religion, c’est le capitalisme, l’économie ultra libérale. Il n’y a plus que ça qui est important aujourd’hui. Ça génère l’inégalité, l’épuisement de la biodiversité, etc. Pour moi, c’est à cause de la mauvaise vision politique, la mauvaise vision sur la place des humains. L’économie actuelle est faite seulement pour un petit nombre de la population qui devient riche, et le reste basta. Quand il y a un drame, comme l’immigration ou la pauvreté, on essaie de le gérer comme on peut. Mais je pense qu’il faut vraiment réfléchir sur la gouvernance d’une manière plus globale. Mais pour le faire, je pense qu’il est intéressant de commencer à penser à partir d’un petit endroit, comme celui-ci. Il faut semer de petites graines comme ici. Les 15 jeunes d’ici ne sont sans doute pas une population favorisée. Mais il faut croire en eux. Il faut croire que ce qu’on fait ici, ça sert à quelque chose pour le futur. Je reviens à la question du croire. Il ne faut pas rester dans l’idée que les jeunes ne pourront rien faire, qu’ils vont rester dans un bar en ne faisant que des bêtises.

Saki  : Les enfants qui ont vécu un début de vie difficile ont besoin d’être crus.

Maurice : Oui, il faut croire que les enfants sont capables de faire quelque chose de bien, de devenir quelqu’un, une personne digne. C’est au-delà de la question de la sécurité. On croit en toi, que tu peux être quelqu’un de bien.

Saki : Si on veut croire dans ce « bien », il faut continuer à penser à ce que veut dire le « bien ».

Maurice : Je pense que, à notre époque, il est très difficile de transmettre cette réflexion aux jeunes. Il faut leur montrer que, malgré la malchance de leur origine ou leur destinée, ils peuvent avoir une vie digne. Et pour apprendre cela, il faut qu’on soit aussi digne. Je pense vraiment que le capitalisme néolibéral n’aide pas du tout, au contraire.

Saki  : Il nous apprend à être égocentriques en croyant dans l’argent et en étant indifférents aux autres. Comment peut-on préserver la bonté humaine à notre époque ?

Maurice : Il faut que cela se fasse au quotidien. Je crois dans la charité, le message de la paix et de l’amour, mais aussi dans les efforts des humains.

1 Robert Castel, Mony Elkaïm, Félix Guattari et Giovanni Jervis « L’alternative politique face aux techniques », in Collectif international, Réseau alternative à la psychiatrie, textes recueillis par Mony Elkaïm, Saint-Amand, Union générale d’édition, 1977, p. 104.

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