Fabriquer des milieux vivants

- un carnet de l'Aide à la jeunesse de Saki Kogure avec le Foyer l’Aubépine

Éloge de la pause

Dialogue avec Stéphanie L., éducatrice

J’ai évoqué plus haut le rôle que jouent les lieux de séjour à l’Aubépine. Certains membres du personnel ont pour tâche de s’en occuper, pour que la vie quotidienne des enfants soit stable et suffisamment sécurisante. Cela veut donc dire que tous les travailleurs ne sont pas engagés dans les projets innovants. Certains travailleurs sont plus actifs, comme Philippe, alors que d’autres sont plus réservés, comme Stéphanie L. Mais, pour la vie de l’institution, les deux mouvements – aller vers l’extérieur et vers l’intérieur, s’ouvrir et se fermer, circuler et s’arrêter – sont nécessaires, faute de quoi la dynamique de l’agir collectif risque d’être mise en péril.

Lorsque j’ai rencontré Stéphanie L., elle ne m’a pas caché une certaine réserve et un sentiment de fatigue causé par l’incessant mouvement d’innovation soutenu par l’équipe. Elle pense que dans la vie, il faut aussi stabiliser, se sentir tranquille et ne rien faire. Je pense qu’il est effectivement important d’insister sur cet autre pôle lorsque l’équipe s’engage dans l’aventure de l’innovation. Ce qui est difficile, c’est de trouver un équilibre, sans tomber dans une routine ennuyeuse ou, à l’autre extrême, sans glisser dans une quête infinie et aveugle de la curiosité sans fin, comme lorsqu’on circule sans se donner un temps de repos. C’est ce thème que j’ai abordé avec Stéphanie dans le dialogue que je reproduis ici.

Stéphanie L. : Ça fait 22 ans que je travaille ici. Il y a eu une période de transition à l’arrivée de François, le directeur actuel, à laquelle je ne savais pas si j’allais adhérer, accepter et m’adapter. C’était un grand point d’interrogation. Quand François est arrivé, j’ai senti que l’Aubépine prenait un tournant à 180° et ça a obligé à changer toutes les pratiques élaborées avec la précédente direction. Les trois ans de transformation, d’aménagement des locaux, de remaniement complet du projet éducatif, avec l’équipe, n’ont pas été faciles. À un moment donné, j’ai cru que j’allais démissionner. J’ai eu une période où j’étais dans le vide. Je ne voyais plus le sens de mon travail. Mais je suis restée, j’ai patienté. Et au final sans aucun regret, parce que je me suis rendu compte que j’ai changé mon boulot dans une autre institution. J’étais toujours dans les mêmes murs et avec les mêmes éducateurs, mais avec d’autres sens et d’autres projets. J’avais peur de l’inconnu, mais ça m’a plu. Et je me suis adaptée. Quand je dis que je me suis adaptée, ce n’est pas entièrement vrai. J’ai eu du mal et c’était compliqué. Mais je suis arrivée à trouver un équilibre.

Saki : Qu’est-ce qui était compliqué pour toi ?

Stéphanie L. : Accepter l’ouverture à l’extérieur. Le fait de travailler beaucoup plus avec l’extérieur. J’avais toujours été habituée à travailler dans une espèce de petit cocon, et il a fallu que je sorte de ma zone de confort. J’ai fait un burn-out, il y a trois ans. Depuis, je ne travaille qu’à mi-temps. Il y avait une accumulation de tous les changements qui sont arrivés, peut-être c’était un petit peu trop vite. Je n’ai pas eu le temps nécessaire pour trouver une stabilité. Ça a été beaucoup de choses. En parallèle, ma vie privée est devenue très compliquée, parce que la vie professionnelle prenait trop de place. Ce qui a été le plus compliqué, c’était que je ne me retrouvais nulle part. Un jour, mon corps a physiquement dit « Stop ».

Saki : Heureusement que ton corps était honnête et t’a dit stop.

Stéphanie L.: Si non cela aurait été encore plus dramatique. Il y a donc eu un moment d’arrêt, pendant trois mois, pour me soigner. Au terme des trois mois, j’ai décidé de reprendre le travail, mais à mi-temps. Le fait de travailler à mi-temps, ça m’a permis de retrouver les raisons pour lesquelles j’ai voulu devenir éducatrice. En fait, c’était grâce au directeur et à la coordinatrice, qui m’ont aidée à définir mon travail à mi-temps, que je me suis souvenue pourquoi je voulais devenir éducatrice. Actuellement, je suis uniquement au sein de l’équipe. Je ne travaille pas avec l’extérieur. Je voulais devenir éducatrice, car je voulais être avec l’équipe, avec les jeunes, pour leur consacrer du temps, leur accorder bienveillance et bientraitance.

Saki : Quand tu dis le « travail à l’extérieur », tu veux dire le travail avec les familles, les mandants, les partenaires du travail comme l’AMO ? Tu ne vois plus de sens et de bonheur dans le travail avec les jeunes au foyer ? On peut dire que c’est le contact avec les jeunes qui définit le plus ton métier ?

Stéphanie L.: Oui. C’est vrai que les éducateurs doivent travailler avec les familles et tous les acteurs extérieurs. On ne peut surtout pas distinguer les familles des jeunes. Ce n’est pas seulement une question de loi qui nous oblige à le faire, c’est très important dans les faits. Pendant longtemps, je l’ai fait, mais finalement cela a moins de sens pour moi.

Saki : Que penses-tu par de nouveaux projets comme la Fabriek’ ?

Stéphanie L.: Par rapport aux nouveaux projets du foyer, les projets avec l’AMO, le projet Fabriek’, la présence d’Elsa qui nous a apporté toutes les autres pratiques et son regard, je suis sincèrement admirative. Mais ce n’est pas ma priorité.

Saki : L’autre jour, j’ai vu comment tu travailles avec les jeunes pendant la soirée. Tu as dit à une petite fille qu’elle ne pourrait pas bien dormir avec les cheveux mouillés. Tu as tranquillement séché ses cheveux et les as tressés. C’était une petite scène quotidienne : donner attention au corps. Je pense que cette attention répétée aide les jeunes pour qu’ils puissent se sentir bien dans leur peau. J’ai observé que tu arrives à créer une ambiance apaisante de cocon. Tu enveloppes les jeunes avec cette ambiance chaleureuse et calme.

Stéphanie L.: Voilà, c’est pourquoi je bosse. C’est pour la bienveillance. On peut aussi dire qu’on n’a pas de temps. Mais moi je veux dire : « Si, on a du temps ! Prenons du temps ! » Prendre du temps, ce n’est pas toujours simple, pourtant c’est tellement essentiel.

Saki : Je pense que c’est important ce que tu dis. Je vois que l’Aubépine essaie d’avancer dans le sens d’une dynamique institutionnelle, avec beaucoup de projets neufs et innovants, et c’est ce qu’il faut pour qu’on sorte de la routine bureaucratique de l’aide à la jeunesse. Mais il ne faut pas oublier l’autre pôle de l’institution. C’est la stabilité qui est également importante pour créer un équilibre entre la sécurité et l’aventure.

Stéphanie L.: Pour toutes les relations, le sentiment de sécurité est important. Moi, parfois, je sens que l’équipe est fatiguée. Je suis heureuse finalement d’avoir fait ce moment d’arrêt.

Saki : Aussi, le travail d’éducateur en soi est fatigant, n’est-ce pas ?

Stéphanie L.: Oui. Je suis comme une éponge, l’éponge du bien et du mal. J’absorbe tout. Quand on n’arrive pas à gérer la sensibilité, à cause de cette absorption d’émotions, on porte. Et ça devient de plus en plus lourd. À un moment donné, c’est tellement lourd qu’on ne le supporte plus et on s’écroule. C’est ce qui m’est arrivé, j’ai tout absorbé…

Saki : La souffrance des jeunes et des familles ?

Stéphanie L.: Oui, sans arriver à me protéger. Tout ce que j’absorbais, je le vivais. Donc ce n’était plus possible de travailler. Je n’arrivais pas à faire la part des choses, distinguer les émotions des enfants des miennes. Elles étaient tous mélangées.

Saki : Est-ce qu’il y a déjà une distinction entre ta vie institutionnelle et ta vie personnelle ? Comment pourrais-tu distinguer les deux ? Je pense qu’on peut poser ces questions à toutes les personnes qui exercent des métiers d’aide. S’il n’y a pas d’engagement sincère et personnel, les jeunes peuvent le sentir tout de suite.

Stéphanie L.: Pour moi, tout ça, c’est la question du lien. On crée des liens, on tisse des liens avec les jeunes et avec les adultes. Pour travailler ensemble, il faut tisser et construire. La difficulté quand on construit ces liens est de savoir à quel moment ils sont suffisamment solides pour que l’on puisse tout doucement les desserrer. Il ne faut pas qu’ils deviennent trop forts. Et la difficulté est de savoir à quel moment on va s’arrêter. S’ils sont trop forts, ils nous poursuivent chez nous, partout. Avant de dormir, tu y penses. Le matin, tu te lèves et tu y penses encore. C’est vraiment compliqué.

Saki : Oui, les liens peuvent être omniprésents.

Stéphanie L.: Nous, on ne devient pas éducateur par hasard. Pour moi, c’est une vocation. De mes 22 ans de travail, il m’en a fallu 15 pour comprendre tout ça. Il a fallu que je le vive dans ma pratique. Il a fallu que je me casse la figure. Il a fallu que je me fasse très mal. Avec des jeunes qui sont partis du foyer, j’ai gardé des contacts. Il y en a des jeunes qui ont passé le week-end chez moi. Ça a été fort envahissant, mais, sur le moment, tu ne te rends pas compte de ça. À un moment donné, ça devait s’arrêter. On doit amener ces jeunes à prendre leur envol, pour pouvoir passer le relais à quelqu’un d’autre.

Saki : Tu donnes ce que tu sais leur donner dans le cadre où tu es. Tu es limitée. Mais puisque les jeunes ont déjà vécu une bonne expérience avec toi, ils savent que dans le monde, il y a des gens qui leur donnent l’attention et le soin voulus. Grâce à cette expérience, ils pourront demander une aide aux autres personnes quand ils en auront à nouveau besoin. Et comme ça, ils pourront créer aussi des liens avec d’autres personnes.

Stéphanie L.: Voilà, c’est ça ! C’est la raison pour laquelle, il est nécessaire de travailler avec l’extérieur. C’est pourquoi je suis admirative de tous les nouveaux projets qui tentent de créer le lien avec l’extérieur.

Saki : Je pense que l’équilibre entre l’intérieur et l’extérieur est important. Tisser le lien avec les jeunes et stabiliser tranquillement ce lien au quotidien. Quand on parle du foyer, il y a un aspect non négligeable, concernant l’ambiance sécurisante de maison. Qu’est-ce que le foyer l’Aubépine pour toi ? Est-ce une maison ?

Stéphanie L.: Alors, quand j’ai commencé, il y a 22 ans, c’était une maison. C’était une grande famille. On fonctionnait comme une famille nombreuse. D’ailleurs, c’était cette idée qui a rendu compliqué de faire la transition entre l’ancienne génération et la nouvelle. Aujourd’hui, le foyer n’est plus une maison, c’est beaucoup plus vaste qu’une maison.

Saki : Mais je pense que tu te débrouilles fort bien pour créer cette ambiance de cocon. Si les enfants ne se sentent pas en sécurité, par exemple avant de dormir, c’est catastrophique.

Stéphanie L.: Oui, je le pense. Mais en fait, je ne sais pas comment les autres collègues le pensent.

Saki : J’ai l’impression que la logique de la journée (vers l’extérieur) et la logique de la soirée (vers l’intérieur) sont très différentes. Et sans doute que chaque éducateur a une personnalité fort différente aussi. C’est intéressant de voir comment vous combinez les deux logiques, mais aussi les différentes sensibilités présentes dans les liens.

Stéphanie L.: Je ne sais pas comment on fait cette combinaison…

Saki : Pourrais-tu me parler d’une scène où tu as senti que le lien est fait ou en train de se faire ?

Stéphanie L.: On a accueilli une fille, 13 ou 14 ans, au foyer. J’avais beaucoup de difficultés à entrer en contact et créer le lien avec elle. Un jour, avec humour je lui dis : « Tel est pris qui croyait prendre ». Cela veut dire que tu t’es prise à ton propre jeu. Par exemple, tu veux m’ennuyer, alors que je t’ennuie finalement. Tu vas avoir le même effet que tu voulais donner à l’autre. Sur le moment, rien ne s’est passé. Mais le lien a été créé petit à petit. Des mois plus tard, elle est revenue pour me dire que « Tel est pris qui croyait prendre ». Elle est allée même chercher pour comprendre cette phrase. En fait, à partir de ce moment où je lui ai dit cette phrase, la porte s’est ouverte pour notre relation.

Saki : Tu as sans doute touché une vérité qu’elle voulait entendre. Si tu veux être bien traitée, tu dois aussi bien traiter les autres. Au lieu d’attendre que les autres te donnent, tu peux donner aux autres. Après, peut-être, tu ne peux pas avoir ce que tu souhaites, ça dépend des personnes avec qui tu es en contact, et ça, il faut l’apprendre. Mais, au moins, tu peux être active dans la relation.

Stéphanie L.: Voilà. Pour moi, cette idée n’était pas importante lorsque je le lui en ai parlé. Mais pour elle, oui. Dans ce qui nous semble anodin, parfois il y a un sens qui dure longtemps pour les jeunes. Tu connais Thomas ? Avec Thomas, il y a eu aussi un évènement comme ça. Thomas est un enfant qui a une grande souffrance, comme tous les enfants d’ici, mais sa souffrance est particulière. C’est très difficile de le décrire. J’ai eu beaucoup de mal à entrer en relation avec lui, parce qu’il se protège d’une manière bien à lui. J’ai essayé d’entrer en relation avec lui, mais ça a été très difficile. On en est venu à la confrontation physique. Je pense que Thomas en avait besoin pour entrer en relation avec les autres, par exemple les bousculer. J’ai vraiment du mal avec l’agressivité en général, mais j’ai senti que Thomas avait besoin de me toucher agressivement. Je ne sais pas si tu me suis.

Saki : Oui.

Stéphanie L.: J’y ai beaucoup réfléchi et, un jour, je lui ai proposé un jeu. Un jeu avec des limites, mais un jeu physique pour réaliser la confrontation physique. Je lui ai dit : « OK, Thomas, on prend 10 minutes maintenant tous les deux. Tu as l’impression que tu es fort et moi je n’ai pas de force. On verra bien. Mais on va le faire selon mes règles à moi ». Et là, j’ai senti de la part de Thomas une accroche. Je lui ai dit qu’on va se pousser pendant 1 minute. Mets tes mains Saki sur mes mains. Voilà, il fallait voir qui peut pousser plus l’autre.

Saki : Tu as beaucoup de force !

Stéphanie L.: Ce jeu était très physique, mais pas agressif, parce que j’avais mis le cadre. Ça a été extraordinaire, car Thomas s’est rendu compte que je suis forte même si je suis femme. Il a pu décharger son agressivité et moi ça m’a fait du bien aussi, car j’ai senti la possibilité d’entrer en relation avec lui. Et puis, je ne suis plus venue travailler pendant une semaine. Le soir où je suis revenue travailler, Thomas m’a attendu devant la porte. Et il m’a dit « Ce soir, on refait le jeu ». Maintenant, si je ne viens pas pendant 10 jours au travail, quand je reviens, il vient pour me prendre dans ses bras.

Saki : C’est très intéressant. Il me semble que le fait que Thomas ait dû quitter sa mère à l’âge d’un an, cela a eu un grand impact psychologique et relationnel sur lui. Il peut avoir peur de toutes ses énergies, car il peut croire qu’il peut détruire l’autre. Dans son imagination, c’était à cause de lui que sa mère a disparu. L’autre n’était plus là pour tenir Thomas. Il a peut-être pris la culpabilité sur lui, en se disant qu’il ne faut pas extérioriser ses énergies, car elles vont détruire l’autre, comme la maman qui est disparue. Du coup, le fait que tu as tenu Thomas dans le cadre du jeu lui a donné la possibilité de sortir de cette imagination culpabilisante et terrifiante.

Stéphanie L.: C’est une belle interprétation. On a fait un bon boulot avec lui. Depuis, je n’ai jamais de soucis avec Thomas. Si, oui, évidement bien sûr ! Mais il n’y a jamais de passage d’acte. Ce sont les petits moments dans la vie qui ont beaucoup de sens pour les enfants, alors que pour nous, ça ne semble pas important. Je pense que c’est un problème de perception. Je ne sais pas percevoir comment les autres voient les choses. Tu vois ce que je veux dire ? La représentation que j’ai de la « pomme » n’est pas la même que la tienne. Moi, je vois une pomme verte, mais toi, tu vois peut-être une pomme rouge. Quand on est dans la relation avec les autres, il est difficile, mais important d’accorder une manière différente de voir les choses. C’est ce qui peut ramener aussi le conflit au sein de l’équipe. On n’a pas la même perception et la même interprétation. Ce n’est pas évident de rejoindre la ligne de conduite commune.

Saki : L’une des conditions du travail collectif est l’acceptation de la différence.

Stéphanie L.: Oui, on est tous différents. Accepter la différence des autres, c’est plus que nécessaire. Il le faut, si on veut travailler ensemble. C’est à partir du moment où on met des mots sur notre propre perception, on en parle, on l’explique, que commence à se tisser le lien.

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