Fabriquer des milieux vivants

- un carnet de l'Aide à la jeunesse de Saki Kogure avec le Foyer l’Aubépine

Lieux d’énonciation. Le cas d’un père.

J’ai essayé d’écouter le témoignage d’une mère pour mieux comprendre le statut de la vérité et du mensonge dans la construction de l’identité des enfants. Je voudrais à présent donner la parole à un père.

On peut se poser une question dans le contexte de l’Aubépine : quelle est la place que l’on peut accorder au père dans le service d’hébergement ? Certes, il n’y a pas de réponse générale à cette question, mais il est important d’entendre la voix de chaque acteur. En effet, aujourd’hui, au niveau du droit belge, en Fédération Wallonie Bruxelles, tous les services d’hébergement doivent travailler avec les familles1. Au niveau de l’éthique, il est primordial de donner une place aux parents en tant que parents. Donner une place aux familles, c’est aussi respecter la place des enfants en tant qu’enfants qui se situent dans une filiation. Tous les membres de l’équipe de l’Aubépine sont clairs sur ce point : aucun travailleur ne peut remplacer les parents.

Toutefois, dans la pratique, ce n’est pas évident. En effet, il est observable que des relations de pouvoir peuvent structurer les rapports entre les parents, les services mandatés et l’autorité mandante. Les parents peuvent ressentir de la peur de dire leur vrai avis aux services qui ont le pouvoir de se prononcer sur certains points importants de la vie des enfants et leurs familles. L’équipe de l’Aubépine doit transmettre le contenu discuté lors de la rencontre avec les parents aux autorités mandantes.

J’ai eu l’occasion de rencontrer James, le père d’une fille et d’un garçon qui résident à l’Aubépine. Nous avons été quatre : James, deux travailleurs et moi. James a été convoqué, car l’équipe a observé que sa fille était angoissée à cause du fait que James lui a parlé de la prolongation de son séjour à l’Aubépine, qui devait être prochainement décidée par une juge.

Il m’a semblé que les travailleurs de l’Aubépine pensaient que la façon dont James parlait de cette décision du juge n’était pas adéquate par rapport à la capacité d’une petite fille. Ils ont dit que James avait tendance à envahir la vie des enfants avec des problèmes qui concernent les adultes uniquement. J’ai pu voir que les travailleurs ont tenté, animés par la bonne volonté, d’apprendre à James comment éviter de dire ou faire telle ou telle chose. Ensuite j’ai entendu la voix posée et calme du père : « Vous êtes qui pour me dire ce que je dois faire ? ».

C’est pourquoi je me suis demandé quelle place peut être la place d’un père, pour qu’il puisse dire ce qu’il pense véritablement ? Est-ce qu’il peut être comme il est dans la relation avec ses propres enfants ? Est-ce qu’il a le droit de chercher et décider par lui-même la manière dont il souhaite devenir père ?

À mon modeste avis, James a clairement exprimé sa position : ce qui est important dans la vie, c’est de dire la vérité, même si c’est dur pour les enfants. Il ne peut pas mentir, car il doit continuer de cultiver le lien entre lui et ses enfants, malgré la distance qui les sépare. Et pour ce faire, être sincère c’est indispensable. Par ailleurs, il a été d’accord de reconnaître que si sa façon n’a pas été adaptée au langage d’une petite fille, il peut faire des efforts pour que la transmission de cette vérité soit mieux réalisée. Il me semblait, à moi aussi comme aux membres de l’équipe de l’Aubépine, que ce qu’il faut éviter, c’est d’envahir les enfants avec des informations inutiles ou des plaintes sans issue, qui empêchent de parler et de dire la vérité. Il m’a également paru que James essayait d’assumer ce rôle d’adulte qui dit la vérité.

En écoutant James, je me suis rappelé une scène. Un bébé abandonné par ses parents était en train de pleurer. C’était infernal, tant pour le bébé que pour les travailleurs. Personne n’a pu le consoler, jusqu’au moment où une travailleuse lui a dit clairement et calmement la vérité : « Oui, c’est dur que tu sois séparé de tes parents. Tu es triste et en colère que tes parents t’aient abandonné ». Comme par miracle, le bébé a arrêté de pleurer. Il avait besoin d’entendre cette parole vraie.

À la fin de l’entretien, James a également dit qu’il ne voulait pas avoir des problèmes avec l’autorité mandate, raison pour laquelle il se sentait gêné de dire ce qu’il pensait vraiment. Le fait que l’équipe de l’Aubépine ait pu accueillir cette parole me semblait être un bon signe de la santé de l’institution. Un chat de l’Aubépine est entré dans la salle. Il est directement allé vers James. J’ai observé comment James et le chat étaient en train de communiquer. Le chat a créé une belle ambiance entre tous. Après l’entretien, un certain lien de confiance entre James et l’équipe s’était établi. Il était visible, je crois, car James est ensuite rentré chez lui avec le vélo électrique que l’Aubépine lui a prêté.

En regardant le chat et le vélo, ces existences qui n’avaient rien à avoir avec la tension que le père et l’équipe de l’Aubépine était en train de vivre, je me suis posé la question : comment sortir de la lutte pour la « vérité » (« Qui a raison ? » « Qui possède la vérité ? »), pour introduire une autre ambiance de coopération (« Comment peut-on mieux s’aider mutuellement pour mieux aider les enfants ? »). Je n’ai pas de réponse.

Mais il me semble qu’il est important de considérer le lieu d’énonciation de ce père qui, depuis le départ, est défavorisé. En effet, ce n’est pas rien que le service public lui ait retiré ses enfants. J’ai eu l’impression que le père vivait cette réalité comme si la légitimité de son énonciation avait été retirée, effacée. Dès lors, il est primordial de restituer les lieux d’énonciation pour chaque acteur, dans une ambiance qui n’a pas pour principe la lutte pour la « Vérité ». Ce à quoi il faut faire attention, c’est à ce que cette ambiance de coopération ne soit pas utilisée pour cacher certains évènements réels et problématiques (la maltraitance, la violence familiale, l’inceste, mais aussi la violence institutionnelle, le dysfonctionnement du système, etc.). Au contraire, on doit soutenir pour ne pas cacher une détresse.

Le lundi suivant, James et moi, on a établi un rendez-vous. Je l’ai attendu dans une gare inconnue, ce qui était excitant, car la voie était ouverte devant moi sans que je sache vers où elle allait. James est arrivé et on s’est promenés dans un parc naturel, avant d’arriver chez lui. Il vit avec l’allocation que lui accorde le CPAS. L’appartement est plutôt vide. L’eau avait été coupée, donc on ne savait pas faire le thé que James voulait m’offrir. Mais cela ne nous a pas empêchés de discuter et de réfléchir sur des questions importantes.

1 Article 3 de l’Arrêté du Gouvernement de la Communauté française relatif aux conditions particulières d’agrément et d’octroi des subventions pour les servis résidentiels généraux (05/12/2018) : « Le Service résidentiel général a pour missions […] d’apporter une aide dans leur milieu de vie aux parents et à la fratrie de l’enfant hébergé dans le service ».

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